par Valentine Vigour
Quand Hou Hsiao-hsien fut découvert en France au milieu des années 80, notamment via une série d’articles sur le renouveau du cinéma asiatique publiés dans les Cahiers du cinéma, il était déjà une des figures de proue d’un mouvement auquel on ne tarda pas à donner le nom de « nouvelle vague taïwanaise ». Né en 1947 à Canton, dans une Chine méridionale alors ravagée par la guerre civile entre les forces nationalistes et la guérilla communiste menée par Mao Zedong, sa famille émigre à Taïwan alors qu’il n’a que 18 mois. Son œuvre de cinéaste porte d’ailleurs les stigmates de cette identité meurtrie, schizophrène, écartelée entre la Chine continentale et Taïwan, qui s’enracine dans sa petite enfance. Orphelin très tôt, adolescent désœuvré et délinquant, il découvre le cinéma lors de son service militaire et ambitionne dans un premier temps de devenir acteur. Mais, comme il le confiera plus tard à Olivier Assayas : « J’ai compris que pour devenir une vedette il fallait être grand et beau. Moi, je suis petit. » Il se tourne alors vers la réalisation, métier plus démocratique de ce point de vue-là, signe quelques comédies populaires qui recueillent un franc succès, jusqu’à ce que sa rencontre avec Chu Tien-wen, intellectuelle sino-taïwanaise et écrivain précoce déjà reconnue, et la collaboration fructueuse qui s’engage entre eux ( Chu Tien-wen sera la coscénariste de presque tous les films de Hou, dont Millenium Mambo) le fasse accéder réellement au statut d’auteur, tel que l’on entend ce terme dans nos contrées cinématographiques européennes.
A partir de là, certains critiques ont proposés de décomposer sa filmographie en plusieurs périodes qui, tout en dénotant une communauté d’inspiration – l’Histoire, ses soubresauts, et ses répercussions sur les destinées individuelles –, constitue chacune une avancée dans l’édification d’un système esthétique et formel cohérent. Après un cycle que l’on pourrait qualifier d’autobiographique (qui compte entre autres des films comme Les Garçons de Fengkuei, 1983, et Un temps pour vivre, Un temps pour mourir, 1985), Hou Hsiao-hsien se détache des chroniques personnelles pour embrasser de son regard de metteur en scène une réalité historique, politique, et socio-culturelle plus ample : ce sera la trilogie sur l’histoire de Taïwan au XXème siècle (La Cité des douleurs, 1989, Le Maître de marionnettes, 1993 et Good men, Good Women, 1995), Good bye South, Good bye en 1997, et la grande fresque des Fleurs de Shanghaï (1998). Un parcours de cinéaste qui semble nous dire : il faut du temps pour revenir au présent, pour y vivre, pour le filmer. Ce sera chose faite en 2001 avec Millenium Mambo.
Suivant le même geste de recul, d’élargissement du champ qui accompagne cette vision plus englobante, totalisante de la réalité qu’il filme, Hou Hsiao-hsien va symétriquement « reculer sa caméra », l’abstraire en quelque sorte de l’espace diégétique, créant ainsi un effet de distanciation, voire d’indifférence, que le spectateur peut trouver très surprenant. Interrogé sur ce parti pris de réalisation, il l’explique par l’influence qu’a exercé sur lui un précepte issu de la pensée de Confucius qui commande de « regarder et ne pas intervenir », « observer et ne pas juger ». Cette conception de la mise en scène qui neutralise toute expression d’une subjectivité explique ainsi que HHH n’ait jamais recours à un ressort dramaturgique fort répandu, l’identification aux personnages. Sans pour autant y mettre de la froideur, sans adopter un point de vue surplombant sur l’intrigue, Hou ne cherche jamais à justifier ni condamner les motivations et les comportements de ses personnages. Cette posture théorique se traduit dans son langage cinématographique par la récurrence des plans-séquence ; l’utilisation constante de ce procédé, et la défiance sous-jacente vis-à-vis du montage qu’elle révèle, peuvent se lire comme un héritage de la culture et de la cosmogonie chinoises qui préfèrent rassembler que séparer, unifier que découper. Dans la même optique, la caméra de HHH cherchera à mettre à jour l’immanence des êtres et des choses, leur « contiguïté mentale et poétique » (Jean-Michel Frodon), le lien invisible qui les relie, plutôt que d’instaurer des oppositions, des partitions qu’en tant que chinois il ressentirait comme artificielles ou agressives Haro sur le champ-contrechamp.
Dans Millenium Mambo, Hou poursuit son ambition de dépeindre l’évanescence des rapports humains évidés de toute sa subjectivité de cinéaste ; il suit ici l’errance, les questionnements de Vicky (divine Shu Chi), ses va-et-vient entre deux hommes, son attente que quelque chose arrive enfin, mais quoi ? La mécanique du film trouve une originalité et un charme très particuliers dans la collusion entre la fluidité de la mise en scène, la douce mobilité de la caméra, et la fragmentation narrative, la dislocation de la continuité temporelle – une voix off nous raconte depuis le futur une histoire se déroulant en l’an 2000, et l’émaille d’épisodes passés. Dans ce film de fumée et d’ivresse, d’intérieurs clos, où l’on n’aperçoit jamais le ciel, l’image semble elle aussi se diluer, passer par intermittences à l’état liquide ou gazeux, pour conter une poésie du vide, de l’ennui, du clignotement. HHH capte avec grâce et crudité les irisations des corps nimbés de lumières fluorescentes des boîtes de nuit de Taipei, les variations sinusoïdales du désir dans des appartements exigus, les joies retrouvées de l’enfance dans les paysages enneigés du Japon. Vacillements d’une caméra en apesanteur, sensation d’un pur présent qui se déploie à l’infini, saturation de lumières colorées : Millenium Mambo est un film qui aurait la texture d’un rêve.