31.1.09

J’ai engagé un tueur d’Aki Kaurismäki

Par Nicolas Debarle

Tourner à Londres, loin d’Helsinki

J’ai engagé un tueur intervient dans la filmographie d’Aki Kaurismäki à une période charnière de remise en question. Peu après avoir quitté la Finlande pour suivre les Leningrad Cowboys lors de leur (fausse) tournée aux Etats-Unis et au Mexique, le cinéaste décide de tourner deux longs-métrages, en Angleterre, puis en France, et de laisser de côté, pour un temps, la ville d’Helsinki qu’il prétend connaitre au millimètre près. Tourné dans la banlieue de Londres en 1990, J’ai engagé un tueur, le premier film de ce diptyque européen, répond par voie de faits à deux désirs distincts : d’un côté, l’envie de s’implanter dans de nouveaux décors, de travailler au sein de nouveaux cadres de production et de profiter, d’un autre côté, de l’opportunité d’un tel dépaysement pour se revendiquer de nouvelles formes cinématographiques.

Tant sur le plan géographique que d’un point de vue esthétique, il s’agit bien pour le cinéaste de se redonner du souffle et d’empêcher coûte que coûte la sclérose de son cinéma. Malgré la finesse de leur portée émotionnelle, les formes tragiques et amères de La Fille aux Allumettes (1990) – le dernier film authentiquement finlandais de Kaurismäki, à cette période – ont ceci d’alarmant pour un cinéaste en quête de légitimité qu’elles débouchent sur une conception de la mise en scène d’une telle radicalité qu’il parait vain de la poursuivre consciencieusement. Film du réapprentissage et de l’adaptation (au sens où l’on s’adapte à un pays et à des coutumes étrangères), J’ai engagé un tueur se définit, par l’identité même de son projet, comme un film ouvert à de nouveaux horizons, à d’inédites correspondances.

Un réseau de références

Le long-métrage anglais de Kaurismäki (le seul, en effet, dans sa filmographie) se situe au croisement de deux postures complémentaires. Le point de départ du récit, sa situation générale, amorce une trajectoire thématique souvent empruntée dans les films du cinéaste finlandais : l’exclusion, le chômage et la détresse, tant matérielle que psychologique, qui s’ensuit. Accablé et replié sur lui-même, Henri Boulanger, le personnage principal du film, un français exilé à Londres, est séparé, dès les premiers plans, de la société dans laquelle il vit. Suscitant l’indifférence de ses collègues de travail, le protagoniste s’isole au point de passer à leur égard pour un véritable fantôme. Suite à son licenciement, le protagoniste finit par ne plus penser qu’à une chose : le suicide. Passé maître dans l’art de scruter la vie des marginaux et autres laissés-pour-compte des sociétés modernes, Kaurismäki commence d’abord par trouver à Londres ce qu’il avait précisément laissé à Helsinki… De même, les premiers plans sur la capitale anglaise affichent une étonnante ressemblance avec les vues urbaines des précédents films. Le parti pris est le même : de Londres, nous ne verrons que les faubourgs – cadre de vie de toute sorte de petites gens.

Filmer Londres, en effet, pour Kaurismäki, ne consiste pas à placer la caméra devant Piccadilly Circus et à faire en sorte que quelques bus rouges passent à travers le champ. Bien plus subtile et soignée que cela, la représentation de Londres n’engage aucune sorte de cliché touristique, mais repose sur un réseau de références proprement cinématographiques. La ville, tout au long du film, ne renvoie jamais à elle-même, mais aux images que le cinéma a su, peu à peu, fabriquer d’elle. Ainsi, à l’instar du personnage principal, Londres pourrait bien, à son tour, n’être que le fantôme de lui-même.

Cinéphile des plus avertis, Kaurismäki n’a jamais caché, depuis le début de sa carrière, ses nombreuses sources d’inspiration (Renoir, De Sica, Ozu, Hawks, Sirk, Capra, Bresson, Godard… etc.). Celles-ci, d’une certaine façon, ont tendance à former un capital plus ou moins valorisé dont chaque film mis en chantier libère une partie des ressources. De par la tournure dramatique de son intrigue, son attachement à une forme de burlesque dérisoire et son ambiance brumeuse caractéristique, J’ai engagé un tueur souligne une forte filiation avec des genres aussi divers que le film noir (Powell, Hitchcock), la comédie sociale du type des Studios Ealing (Tueurs de dames de Mackendrick) et le film de vampire de l’époque du muet (Nosferatu de Murnau). Si le fait de tourner à Londres permet au cinéaste d’aborder certains genres cinématographiques en toute impunité, ces derniers, en retour, lui fournissent les outils nécessaires au déploiement de sa propre stylistique.

Vampirisme cinématographique

On sait l’importance que peut tenir le cinéma dit classique, ou plus généralement, celui des temps anciens dans les films de Kaurismäki. Ce n’est pas un hasard, en effet, si celui-ci a réalisé Juha en 1999, « le dernier film muet du XXème siècle ». Le cinéaste, incontestablement, montre une préférence pour les formes simples et sommaires telles qu’elles ont été pratiquées, selon les réalisateurs, à différentes périodes de l’Histoire du cinéma. Peut-on pour autant avancer l’idée que les films de Kaurismäki relèvent d’un cinéma rétrograde, conçu dans le seul but de raviver les ombres du passé ?

La présence de Jean-Pierre Léaud dans le rôle principal du film détonne quant à la cohérence des repères cinématographiques établis. Outre le caractère anecdotique d’un tel choix de casting (Léaud renvoie, bien évidement, à la Nouvelle Vague française dans la mesure où le film pourrait très bien se dérouler quelque part à la suite des aventures d’Antoine Doinel, celui-ci ayant raté la carrière à laquelle il s’était destiné), l’interprétation très particulière du personnage d’Henri par Léaud (une interprétation à la Matti Pellonpää – acteur fétiche de Kaurismäki – faisant passer le tragique des situations sous le couvert d’un certain burlesque) vise à court-circuiter l’ensemble des codes dramaturgiques sous-jacents à l’élaboration du film. Léaud, constamment, façonne son personnage de l’extérieur et semble toujours en train de se regarder jouer. Ses réactions, aussi peu naturelles qu’elles puissent paraitre, marquent d’un bout à l’autre du film une remarquable volonté de distanciation.

Relégué en dehors de l’atypique cheminement du drame, le spectateur en vient plus à découvrir les choses et à se laisser surprendre par elles qu’à les reconnaitre et les identifier. Le réel, toujours chez Kaurismäki, n’est jamais donné pour lui-même. Les événements, en général, ne se déroulent pas comme ils devraient logiquement le faire (un exemple : pourquoi se soucier d’un bouquet de fleurs comme le font les deux protagonistes principaux alors qu’un tueur à ce moment est à leurs trousses ?). L’essentiel de l’approche stylistique du cinéaste concoure, dans cette optique, à souligner les différences qualitatives entre les événements proprement dits et leur représentation dans le tissu filmique. « Réaliste », Kaurismäki l’est sûrement si l’on se réfère à la situation psychologique et sociale brossée par le film, mais en aucun cas si l’on considère les tenants singuliers de la mise en scène.

Question de découpage, tout d’abord : le film comprend un nombre important d’ellipses temporelles à travers lesquelles se profile le rejet des formes traditionnelles de la continuité narrative. Le long-métrage, de fait, se voit construit sur la base d’une succession de saynètes. Ce qui se passe à l’écran ne concerne pas tant l’évolution psychologique des personnages, mais plus précisément l’amorce ou le point d’aboutissement de cette même évolution. Souvent fixe et particulièrement tranché, le cadre tend, de son côté, à resserrer les éléments dans le champ de la caméra et à isoler les personnages sur eux-mêmes.

Jouant la carte du minimalisme laconique, Kaurismäki se livre à une stricte économie de moyens et élimine de son film toute expression superflue. Les dialogues, les mouvements de caméra et tout procédé de signification sont restreints à leur plus simple ajustement. Il suffit, en ce sens, d’une parole, d’un geste ou d’un regard pour épuiser toute l’étendue du possible. Cherchant bien plus à composer avec le réel qu’à le reproduire pour ce qu’il est, Kaurismäki s’oppose, non sans ingéniosité, à la transparence cinématographique telle qu’Hollywood a pu la définir au fil de son Histoire. Film foncièrement vampirique, J’ai engagé un tueur revisite un certain nombre de genres on ne peut plus classiques, à l’aune d’une conception sensiblement plus moderne du cinéma, du type Nouvelle Vague.

Surfaces, couleurs et musiques

J’ai engagé un tueur répond, en tout et pour tout, à une double opération de sélection et de condensation des moyens expressifs propres au septième art. Synthétisant le réel pour le tirer tantôt vers le pathétique, tantôt vers le burlesque, et souvent vers les deux à la fois, Kaurismäki renverse le processus expressif traditionnellement adopté par la plupart des films de fiction. Il ne s’agit plus de retenir du monde l’expression d’une idée, mais, tout au contraire, de retenir d’une idée l’effervescence d’un monde.

De même que l’idée de solitude est directement exprimée par l’utilisation des cadrages, le thème central du film – la rencontre amoureuse – se voit introduit, quant à lui, par l’utilisation des couleurs, le langage même des images. On peut facilement remarquer qu’un fort contraste se créé entre deux gammes de couleurs largement employées au cours du film. Associées au cadre de vie du personnage d’Henri – cadre de vie qui, à l’image de ce dernier, se définit par son aspect morne et triste, les couleurs froides que sont le bleu et le vert s’insinuent partout là où le personnage semble en plein désarroi existentiel. L’appartement d’Henri – lieu où s’accomplit le plus nettement la solitude du protagoniste – apparait à l’écran sous des teintes bleuâtres particulièrement ombragées et menaçantes. , la rencontre avec l’être aimé, Margaret, la vendeuse de fleurs, se traduit par une vive irruption de la couleur rouge – couleur qui, associée au jaune, se porte pour la première fois sur un personnage et ne cesse, d’une manière ou d’une autre, de renvoyer à la question du désir

Ainsi, avant même que le couple finisse par s’entendre et que les genres sexuels finissent par se rejoindre, le film suggère la réciprocité des deux protagonistes par la réunion des couleurs froides et des couleurs chaudes. Vient alors se greffer, sur un second plan, le noir qui, opposé aux contrastes des couleurs, symbolise le souffle de la mort planant au-dessus du personnage principal. L’idée est évidente dans la mesure où le noir, dans la dernière séquence, envahit presque toute l’image. Tous ces rapports chromatiques, de plus, se voient soulignés par la quasi-absence de profondeur de champ. L’image, en effet, est appréhendée comme une simple surface sur laquelle s’entremêlent plusieurs plans colorés, en adéquation avec le ressenti du personnage central.

L’utilisation de la musique, en parallèle avec le travail de la couleur, ne renseigne jamais sur la tournure dramatique des épisodes du film, mais, imprégnant les séquences d’une ambiance précise et déterminée, conduit le déroulement du long-métrage en ses propres termes. Si les premières scènes s’accordent avec du blues, les passages suivants évoluent au rythme d’une partition nettement plus orienté vers le rock’n’roll. La scène dévolue à la performance musicale de Joe Strummer est significative dans la mesure où elle déclenche un rebondissement de l’intrigue. A l’accablement du début s’oppose là, chez le personnage, une recrudescence d’adrénaline.

La liberté du regard

Sur le modèle de tous les personnages des films de Kaurismäki, Henri Boulanger se trouve confronté à certains choix. La nature des rencontres qu’il effectue et des évènements qui le concernent conduit le protagoniste à se forger peu à peu une nouvelle identité. Le monde, au fil de l’intrigue, prend un sens que le personnage ne soupçonnait guère au début.

Résolu à ne pas représenter le réel en soi (ou presque, à l’en croire les premiers plans quasi documentaires du film), mais à donner corps à une série de forces expressives au travail, Kaurismäki choisit de traiter sur un plan objectif les termes constitutifs d’une certaine subjectivité. Portée par le regard du personnage d’Henri – et par là, du cinéaste lui-même, la représentation de Londres se dote d’une opacité sémantique particulièrement fine et toujours plus prononcée.

Suscitant l’attention du spectateur au sens du moindre détail, le cinéaste nous apprend, par le biais d’une telle conception de l’image, à regarder les choses autrement et en toute liberté, sans désormais avoir à les subir.

Aki Kaurisamäki : régards d'un cinéphile.


par Francesco Capurro

Profession : cinéphile.

« Mon premier souvenir d’Aki Kaursimaki remonte aux séances de la cinémathèque, qui se sont tenues jusqu’à 1979 (…) j’ai encore très présente à l’esprit l’image de ce jeune homme du premier rang, identifiable au premier coup d’œil comme un cinéphile type, parfois penché en avant, concentré et attentif, parfois affalé d’un air rêveur ». Peter Von Bagh.

Enfant du cinéma, Kaurismäki nourrit son désir au fil des séances, plongé dans l’obscurité des salles finlandaises, endurant les longs hivers au fil des projections, des débats, des réflexions. Question d’amour, sans doute, de génération, aussi.
Né en 1957, il entre dans l’âge adulte au milieu des années 70, autrement dit, trop tard : après Godard, dont il admire les intuitions et après Truffaut et son acteur fétiche, Jean Pierre Léaud ; après l’âge d’or du cinéma hollywoodien dans lequel plus tard baigneront ses personnages nostalgiques; après le cinéma muet et son économie des dialogues et d’intrigues qui le fascine tant; après le Néoréalisme et sa confiance, naïve( ?), dans un cinéma capable d’agir sur le monde.
Il arrive au moment où le cinéma, avec un grand C, commence à être montré, préservé : il a donc la chance, de voir aisément les films qui ont fait l’histoire du 7ème art, mais cela provoque en lui une certaine nostalgie qui ne le quittera pas : ces films sont désormais derrière lui et que le paysage cinématographique contemporain lui ressemble de moins en moins : Que reste-t-il à faire ?

Et bien sortir de la salle pour passer derrière la caméra, tout naturellement, presque « par accident », comme au temps des jeunes turcs.
Mais devenir réalisateur n’est pas chose simple, surtout pour un jeune provincial, fils de commerçant (son père était VRP), au parcours sinueux, perdu entre des études de sociologie et de journalisme suivies avec intérêt mais sans conviction.
Jugé « trop cynique », il est recalé au concours d’entrée de l’Ecole de cinéma d’Helsinki. Kaurismäki devra donc se former en autodidacte, en suivant son frère ainé Mika (accepté, lui, à l’école de cinéma de Munich) et en continuant à nourrir sa passion en tant que critique pour la revue Filmhullu, dirigée par son ami Peter Von Bagh, programmateur de la cinémathèque d’Helsinki et future figure de la cinéphilie internationale. C’est le début des années 80, le jeune Aki dévore trois films par jour, rêvant déjà d’en faire…

La première occasion de débuter dans la création lui est donnée en 1983, quand il écrit le scénario du film Le Menteur, dans lequel il interprète aussi le premier rôle, à la manière de Jean Pierre Léaud.
Toujours avec son frère, il fonde à la même époque une société de production, la Villealpha (le premier amour ne s’oublie jamais) et produisent à eux deux, jusqu’à 1/5 du cinéma finlandais ! Après le départ de son frère de la société, Aki poursuivra sa carrière de producteur en créant la Societé Sputnick (encore une fois la référence est claire) et fondera, avec Peter Von Bagh, le festival de cinéma « Le soleil de minuit », situé à l’autre bout du monde, au-dessous du cercle polaire arctique, c’est dire si sa maladie du cinéma était contagieuse !

Filmer sans contraintes : être ou ne pas être un Auteur.

En ce début des années 80 bouillonnant d’activités, Aki Kaursimaki se lance également dans la réalisation de son premier long-métrage, avec le culot et la passion d’un débutant : porté par l’irréfrénable désir de relever le défi, il choisit d’adapter Crime et Châtiment, (rien de moins), le chef d’œuvre de Dostoïevski, à propos duquel même Hitchcock avait déclaré qu’il n’oserait pas tenter une transposition sur grand écran !

Décomplexé et avec la liberté de ton héritée de ses grands frères de la Nouvelle Vague, Kaurismäki à 26 ans, n’a pas peur de se frotter aux classiques, de s’en emparer, de le transposer dans son temps: son amour pour le cinéma et la littérature l’autorisent à tutoyer les grands noms, qui sont pour lui plus des compagnons de route que des divinités intouchables panthéonisées. Ainsi, après Dostoïevski, viendra le tour de Shakespeare, en 1987, avec Hamlet goes buisness, adaptation tragi-comique de l’impérissable classique anglais…

Mais cette liberté n’est pas uniquement due à l’insouciance de son jeune âge : c’est un choix revendiqué et assumé, indissociable de ses activités de producteur, critique et même exploitant (il tentera, sans grand succès de sauver des salles d’art et essai d’Helisnki). Intransigeant, et jusqu’au-boutiste comme ses personnages, il ne se contente pas uniquement de faire du cinéma, il en épouse la cause, et se charge de la mission de le défendre : c’est pour cela qu’il se sent légitimé pour endosser le blouson, un peu usé, d’Auteur : « Oui, je suis un auteur comme on dit. Pour moi être un auteur signifie que personne ne vous dirige, il n’y a pas de producteur, sinon toi même. C’est quand vous avez les pleins pouvoirs, et que vous décidez en toute liberté ». Encore un combat donquichottesque, mené par d’autres bien avant lui, et qui, en cette fin de siècle, parait déjà ringard ou, au mieux, romantiquement nostalgique.

Il n’empêche qu’avec cette rigueur et cette indépendance, Kaurismäki a réussi à bâtir, au fil des années, une œuvre dense, au rythme intense d’un film par an. Avec la même volonté que le groupe « Leningrad Cowboys », venu de nulle part et parti pour l’Amérique en quête de fortune, (voir Leningrad Cowboys go to America et sa suite Leningrad Cowboys Meet Moses) Aki Kaurismäki, , Kaurismäki commence à se faire connaître hors de son pays.

Son intérêt croissant vers les rouages parfois cruels, et souvent injustes, de la société, lui vaut l’étiquette de cinéaste « engagé » ou « sociale », catégories dans lesquelles le réalisateur ne se sent pas véritablement à l’aise. Certes il décrit la condition misérable du sous-prolétariat urbain, jusqu’à en faire une trilogie baptisée « prolétarienne » (Shadows in Paradise, Ariel, La fille aux allumettes) mais il connaît suffisamment le cinéma, pour ne pas croire au mythe du film social, ou engagé.

S’éloignant ainsi du réalisme, qu’il juge cruel, il opte pour une style épuré, soumis à une exigence esthétique et artistique, qui aboutit à une élaboration formelle fort éloignée de la rhétorique de la « tranche de vie ». Partant du quotidien et de l’ordinaire, il construit, sur des intrigues minimes, de véritables fictions, empruntant les schémas narratifs des récits mélodramatiques ou noirs, tout en les dépouillant de toute tonalité pathétique ainsi que de l’attente haletante du dénouement.

De cette approche, il en découle donc non seulement la description d’une réalité sociale, mais une vision de l’homme face à la fatalité de la mort, le dilemme de l’amour, et aux choix que la vie lui impose, thèmes qui trahissent l’héritage de ses autres grands amours : Kafka et l’existentialisme. Ces préoccupations seront au centre de ses films suivants, La Vie de Bohême (1992), tourné à Paris et adapté du roman de Murger, Au loin s’en vont les nuages (prix œcuménique au festival de Cannes 1996), jusqu’à Les lumières du faubourg (2002), polar encore une fois construire à partir d’une histoire d’amour, teintée de la mélancolie froide de la banlieue d’Helsinki.

Tout à fait pris dans ces questionnements, J’ai engagé un tueur (1991) est un excellent échantillon, qui permet d’analyser la manière dont Kaurismäki arrive à construire une œuvre extrêmement riche du point de vue de la recherche artistique, visuelle et sonore (la couleur mais également la musique sont les véritables piliers de ce film) et des idées. « Construit comme un film abstrait » ,selon Von Bagh, il est pourtant bien ancré dans les faubourgs grisâtres de Londres, au moment où la capitalisme rampant impose des licenciements qui appauvrissent la population…




16.1.09

DELIRE HYPNOVISUEL


Par Mathilde Durieux


Au fil des œuvres et des territoires géographiques et thématiques, Lars Von Trier s’est bâti une réputation de furieux misanthrope, dont les fables seraient teintées d’autant de pessimisme que de rhétorique hypnotique. De cette perpétuelle recherche d’ « effet », aussi bien causal que stylistique, on a surtout retenu quelques-unes des traces les plus poignantes de toute l’affection que ce cinéma holistique peut avoir, au fond, pour l’être humain : la pudeur vibrante de Bjork dans Dancer in the dark, la rage enfouie de Nicole Kidman dans Dogville, la tristesse des yeux d’Emily Watson dans Breaking the waves. Car les films de Lars Von Trier ont beau dresser le même constat d’une faille contenue dans le vaste système humain, et s’attacher, chacun à leur tour, à rétablir l’équilibre moral, pour enfin ouvrir au spectateur les portes de l’éternité vertueuse, il n’en demeure pas moins que chaque oeuvre se fait surtout le portrait déchirant de lucidité de ceux qui osent s’écarter du troupeau. Puisqu’il est de fait question, tout au long de cette quête qu’ont entamée bien avant lui d’autres aventuriers du genre comme Balzac et sa Comédie humaine, de ce qui constitue la vraie nature humaine, au-delà de tout manichéisme, c’est avant tout au cœur des interactions sociales que le cinéaste traque cette substance véritable, cette humanité à l’état pur. Surtout, c’est le témoignage de la mort annoncée de l’identité psychique individuelle, étouffée par un groupe sans cesse filmé comme étourdissant, annihilant, que Lars Von Trier tente de recueillir.


Métaphore filée

Or, si la filmographie de Lars Von Trier contient dans chacun de ses plans un peu de ce léger regard surplombant, un certain recul vis-à-vis du reste de l’humanité porté, notamment, par une voix-off omniprésente, Europa est certainement l’une des œuvres du réalisateur dans laquelle se lit le plus précisément une forme de dégoût de la faiblesse humaine, de ses travers et lâchetés quasi organiques. Avec Europa, Lars Von Trier a en effet décidé, fidèle à sa méthode interactionnelle, de poursuivre ses observations sociétales européennes – débutées avec The Element of Crime (1983), puis Epidemic (1987), et pointe de la caméra une forme de complaisance toute européenne à se réfugier dans ses cauchemars historiques. Jean-Marc Barr - dont l’homogénéité parvient à apaiser, parfois, le délire ambiant, incarne, hypnotisé par la vois off qui ouvre le film, le jeune américain d’origine allemande Léopold Kessler, venu à Francfort apprendre aux côtés de son oncle le dur métier de contrôleur de wagon-lit pour la compagnie de trains Zentropa, et qui y rencontre la fille du directeur, Katarina Hartmann. Parcourant depuis son wagon-lit l’Allemagne des lendemains de la guerre en 1945, Léopold fait progressivement le constat, au long de ce qui ressemble fort à son propre roman d’apprentissage, que l’élan de reconstruction impulsé artificiellement par les Alliés n’a pas encore atteint les foyers plus ou moins reculés de nazisme persistant – dont les figures allégoriques, dans la poétique de Lars Von Trier, sont des loups-garous. Ici-bas, chacun doit encore faire le choix décisif, au terme d’un dilemme cornélien, de son appartenance à l’un ou l’autre des deux camps, de son adhésion à l’un ou l’autre des systèmes de valeur.

L’Europe est filmée de façon abstraite, l’Allemagne est un territoire conceptuel dont les frontières intérieures, tracées par les Alliés, sont autant de lignes composant une schizophrénie destructrice, le propos est plus que jamais généraliste et l’allégorie assumée, dans une débauche imaginative remarquable. C’est justement ce recul qui permet à Europa, dans toute sa permissivité stylistique, de gagner en légèreté par rapport à d’autres œuvres de Lars Von Trier : le discours n’a peut-être jamais été autant politique et pourtant Europa paraît comme dégagé de toute implication narrative – et réaliste. Loin de tout propos démonstratif, le film acquiert sa force de la suppression progressive qui s’y opère des repères habituels de représentation à l’écran. Ce sentiment d’irréalité, cet imperceptible décalage entre le creux de l’image – l’action, et sa surface, rendue complexe par l’utilisation de tout ce que le langage cinématographique peut offrir comme possibilités de distorsion de l’image, sont présents aussi bien dans les œuvres de science-fiction que dans le genre fantastique et justifiés, ici, par le phénomène d’hypnose dans lequel est plongé le héros au début du film.
La réalité, entraperçue entre les séquences hallucinatoires, est fragmentée à l’extrême. L’ « hypnovision », selon la définition donnée par Lars Von Trier lui-même – « Europa » de Lars Von Trier : un certain cauchemar expressionniste in Films Cultes – Culte au film, Gilles Visy, Publibook Université, 2005 – peut opérer : « le spectateur voyagerait dans le film sans grande résistance », « il se laisserait manipuler dans ce cauchemar visuel et le cinéaste tirerait les ficelles de l’horreur et de cette forme de dérision qui n’est pas toujours visible à la première lecture d’Europa ».

Schizophrénie stylistique

S’il est question avec Europa de bousculer la forme jusqu’à atteindre, par une codification poussée à l’extrême, une certaine schizophrénie stylistique, c’est surtout parce que cette surcharge sémantique autorise le désengagement affectif du spectateur à l’égard de ce qui est montré, donc une forme de lucidité distante, de maturité du regard. Europa est de ce fait très loin de provoquer la même empathie spectaculaire que d’autres œuvres du cinéaste, travaillées elles aussi par le souci de persuader davantage que celui de convaincre, mais de persuader par l’affect et non par les sens premiers, comme ici la vue et l’ouïe. Lars von Trier développe ainsi dans ce film une stylistique binaire, structurant un polymorphisme qui contient autant la synthèse de multiples influences que la modernité d’un regard troublé, confus, portant en son sein la déliquescence du sujet filmé.

Au premier abord très éclaté, tant d’un point du vue purement formel que dans le cours que prend un récit attiré par divers horizons, Europa fait peu à peu apparaître une ossature visuelle et une trame narrative dédoublées symétriquement, semble-t-il guidées par le dessin des rails parcourus par le wagon-lit Première classe de Léo. Pris par l’hypnose dans laquelle est entré dès les premières minutes de l’œuvre le spectacteur, incarné par Jean-Marc Barr, on se laisse bercer sans broncher entre les différents états perceptifs de ce dernier, balancés, au gré des paysages humains et visuels, entre couleur et noir et blanc, premier et second plan, l’œil hésitant sans cesse entre le flottement indistinct du rêve et la rigoureuse précision de l’image réelle. Les surimpressions de couches d’images et projections frontales ont cela en commun qu’elles permettent d’interroger l’image, et notamment de mettre en question la correspondance habituelle entre une certaine grammaire stylistique et un système de valeurs déterminé. Ainsi, et comme l’indique Gilles Visy dans l’ouvrage cité plus haut, Europa se structure formellement autour de deux champs sémantiques visuels : celui du destin, de la fatalité tragique, et celui de la prise de conscience. En d’autres termes, Europa s’articule entre deux systèmes visuels de correspondances : la volonté, d’une part, de souligner stylistiquement la charge émotionnelle contenue dans les séquences où la fatalité se fait jour, de jouer sur l’affect et l’empathie en utilisant les symboliques visuelles fournies par l’abécédaire originel du langage cinématographique, et d’autre part, le caractère pédagogique conféré parfois aux images, facilitant la prise de conscience par le renversement de ces mêmes symboliques.

Ainsi, le polymorphisme qui caractérise Europa décline, à travers ces deux champs sémantiques, une vaste palette d’outils formels : du grain de l’image et du travail sur l’éclairage, reproduisant l’effet usagé des pellicules des années 1940, justement, à l’utilisation aléatoire du noir et blanc et de la couleur, ainsi que de différentes focales, en passant par la perspective des plans bousculée par les projections frontales, Europa oscille perpétuellement entre cynisme et lyrisme. Les apparitions de la couleur, très mesurées, sont surtout extrêmement signifiantes : apposée ponctuellement grâce au procédé de surimpression, celle-ci, quand elle ne désigne pas le cœur émotionnel de l’action en ne couvrant qu’une seule partie de l’image, annonce la portée dramatique des événements à venir. Pour exemple cette séquence où l’on découvre qu’un enfant, passager du wagon-lit dans lequel Léo est contrôleur, s’apprête à assassiner le vieux couple qui l’a hébergé dans son compartiment, avec son frère. Alors que l’une des munitions du revolver que le garçon tente de charger tombe à ses pieds, le premier plan se remplit soudain de ces derniers ainsi que de la balle, par projection frontale, avant de se charger de couleurs ; tandis que le couple, resté minuscule au second plan, et dont l’attention a été attirée par la cartouche tombée au sol, demeure en noir et blanc. Lyrisme de teintes vives appelant l’émotion, scepticisme d’une perspective brisée… Lorsque Léopold rencontre Katarina, le visage de celle-ci se pigmente à mesure que l’attrait qu’elle exerce sur Léopold grandit. Et, quand l’idéalisme de Léo mérite d’être souligné par l’image, le visage de Katarina s’agrandit jusqu’à occuper l’ensemble du second plan, noyant ainsi le jeune apprenti contrôleur au premier plan. De fait, si la couleur semble s’associer naturellement aux cœurs émotionnels de l’action, et pigmenter les allégories sentimentales et divers instants tragiques qui parcourent le récit, le jeu sur les distances focales et la confusion que celui-ci entraîne entre les plans opèrent au contraire un certain décentrement du creux de l’action, dont la disproportion incite à prendre un certain recul sur l’image.

Il semblerait que ce soit là le parti pris théorique aussi bien qu’esthétique de Lars Von Trier dans son approche de la petite et de la grande histoire : provoquer l’empathie pour la petite en soulignant les nœuds visuels de l’affect, mais ne jamais se départir du second degré, d’une forme de conscience lucide dans l’appréhension de l’image, lorsque l’on aborde l’Histoire, la grande. Ce cynisme revendiqué et contenu dans le balancement entre un premier et un second plan démesurés, se lit au niveau du récit dans la dénonciation des alliances d’intérêts entre Eglise, armée et industrie autant que du silence qu’achètent les anciens nazis aux juifs, et dans ces enfants déjà loups-garous. Lars Von Trier paraît ainsi désirer, avant tout, se départir d’un certain manichéisme de convenance dans l’approche de l’Histoire, en gommant, notamment, la frontière temporelle entre un avant et un après, signalant par là le danger qui consiste à lire l’histoire derrière une vitre, comme si tout ce qu’elle contenait était parfaitement révolu… Inscrivant Europa à l’encontre du florilège de littérature et de films, de réflexions philosophiques et politiques consacrées à cette période, et qui se prolongent à l’heure actuelle dans des téléfilms, Lars Von Trier choisit la figure du loup-garou, allégorie de l’ouvrier du totalitarisme – ici le nazi - autant que de son prolongement, le terroriste, pour universaliser son propos et le rendre atemporel. D’ailleurs, même la compagnie de trains Zentropa contient, dans son fonctionnement et dans la terreur que la hiérarchie imprime sur Léo, un peu du fonctionnement d’un régime totalitaire – tout en rappelant Brazil (T. Gilliam).

Hypnose utopique

Europa, non-lieu historique (le paysage de l’Allemagne qui y est proposé présente plus de symptômes de déconstruction que de reconstruction), et géographique (cette même Allemagne est en outre morcelée et rendue artificielle par les frontières redessinées par les Alliés au lendemain de la guerre), ressemble à s’y méprendre à une utopie telle qu’en écrivaient Thomas More, Marivaux ou Voltaire : étymologiquement synonyme d’un lieu qui n’existe pas, nulle part, l’utopie a en outre ceci de commun avec Europa qu’elle s’attache par définition à dessiner les contours d’un monde meilleur, d’une société humaine idéale. Une forme d’impasse conceptuelle, donc source de cynisme, que Gilles Visy nomme « outre-monde », à savoir un autre monde, d’outre-tombe - situé dans un passé révolu et hanté. Cette impression de non-lieu est renforcée techniquement par un décor projeté sur un écran translucide derrière les acteurs, appuyant la sensation d’irréalité et la perte de repères par la confusion provoquée entre fantasme et réalité.

Lars Von Trier n’a jamais caché sa fascination pour le phénomène de l’hypnose : il semble pourtant avec Europa que l’utilisation des techniques offertes par la discipline soit plus que jamais assumée et développée. Avec cette œuvre, le réalisateur danois paraît poser les bases de la technique particulière d’hypnose dont son propre cinéma a accouché, l’hypnovision. A partir de la confusion spatio-temporelle introduite dès les premières images, la voix-off sombre et rocailleuse plongeant progressivement dans un voyage à travers l’espace – l’Allemagne, et le temps – un flash-back en quelque sorte primitif plantant l’action dans l’Allemagne d’après-guerre, Europa se prolonge au fil d’un montage hypnotique, fonctionnant par glissements sensoriels. Par une forme d’hallucination perpétuelle, le spectateur est emporté par le cours du récit jusqu’à en oublier les scènes précédentes, et ne plus même pouvoir se situer dans l’espace représenté par le décor. On passe d’une intrigue à une autre, d’un lieu et d’une ambiance à une autre confusément, dans un mouvement discret de caméra : l’action, et donc l’attention du regard, sont souvent noyées dans le discours permanent, qu’il s’agisse de celui des personnages ou de la voix off. D’une manière générale, les lois de vraisemblance sont presque toutes bafouées, autant dans le récit que dans l’image.
Ainsi Europa, à la manière d’un rêve, fait travailler à la fois fantasmes du subconscient et lucidité rationnelle, reproduisant le mouvement de la mécanique du sommeil, sans cesse brisé par les chutes effectuées par l’esprit d’un rêve à l’autre, et la cruelle désillusion que cet enchaînement chaotique contient. À l’instar de l’écriture automatique pratiquée par les surréalistes ou des collages de Prévert, Europa ressemble parfois à une juxtaposition hasardeuse d’éléments de diverses inspirations, et dépareillés. Le sentiment de surprise, d’insécurité face à l’image est quasi perpétuel, et le film se rapproche souvent de l’absurde.
Certaines séquences confinent même franchement au burlesque : ainsi de la fin du film, où Léo, pris entre le le kidnapping de Katarina et l’examen de contrôleur de wagons-lits, rappelle par sa course effrénée et angoissée à travers le train celle de Buster Keaton dans le Mécano de la Général…

Surtout, si la stylistique d’Europa permet, on l’a vu, d’initier le regard et de le guider à travers l’image, l’hypnovision, en modifiant l’état de conscience, permet de convoquer de nombreuses références enfouies dans la mémoire visuelle et affective de chacun, et au film d’absorber différents styles, de confronter discours et pensées afin d’ouvrir, encore, à davantage de pistes de lecture. Entre les clairs-obscurs expressionnistes, les tonalités orwelliennes, le néo-réalisme du Rossellini d’Europe 51 et le portrait d’une Allemagne rongée par son passé dressé par Les Damnés de Visconti, Europa avance au gré d’une voie de chemin de fer sans horizon, entre passé et présent, figures du Bien et du Mal, conscient et subconscient. Contenant sa propre définition dans un style polymorphe aussi bien que dans la volonté de se dégager de tout système de valeurs identifiable, cette œuvre semble bel et bien préfigurer un regard nouveau, absolument décomplexé.


6.1.09

L’IMAGE HYPNOTIQUE: LARS VON TRIER, CINEASTE CHERCHEUR


par Emilie Djiane


Cinéaste-Personnage, qualifié d’extrêmement tourmenté, manipulateur à l’extrême… Lars Von Trier est un des réalisateurs les plus controversé de sa génération. Ces déclarations provocantes, médiatisées comme de vrais coup d’éclats (marketing) suscitent encore et toujours les réactions aussi bien de ses fervents opposants que de ses inconditionnels passionnés. Habitué des festivals (pas un de ses longs-métrages n’a manqué la sélection du Festival de Cannes), sa filmographie laisse entrevoir ses étapes artistiques et se diviserait en trois trilogies : Autour de l’Europe avec The Element of Crime (1983), Epidemic (1987) et Europa (1991) - Autour du cœur avec Breaking the Waves (1996), Les idiots (1998) et Dancer in the Dark (2000)- Autour des Etats-Unis avec Dogville (2003), Manderlay (2005) et prochainement Washington.

Né le 30 avril 1956 à Copenhague d’un père haut fonctionnaire juif, il qualifie sa jeunesse d’extrêmement (voir trop) libre. Fils unique, il évolue dans un univers bourgeois, poussé par sa mère (sympathisante communiste) vers les pratiques artistiques. Dans cet environnement, le jeune Lars Trier, décide seul, à 11 ans, de quitter les bancs de l’école. Ses journées sont alors rythmées par la venue du précepteur et ses pratiques artistiques, principalement cinématographiques grâce à une caméra super 8. Ce manque de repères, la relation particulière entretenue avec sa mère, marquent encore aujourd’hui la personnalité et seraient une clé d’entrée dans la compréhension dans le processus créatif du réalisateur : l’extrême contrôle sur le tournage, la direction du spectateur par une abondance de procédés cinématographiques lourds (plans larges et longs travellings, voix-off omnisciente, stylisation de l’image, rapide alternance de cadrages et de focales…).

Il entre en 1979 à l’Ecole Nationale du Film du Danemark, en section mise en scène. Toujours à l’écart, il ne se fait que peu d’amis. Il rajoute d’ailleurs à cette époque la particule « Von » à son nom. Par « monumentale auto-vénération », « pour être quelqu’un », mais aussi en hommage aux Jazzmen (qui usaient les titres comme Duke ou Count) et aux réalisateurs européens Stroheim et Sternberg. En 1982, son film de fin d’étude Images d’une libération obtient le Prix spécial du Jury du Festival de Munich et contribue à forger son image de cinéaste novateur et exigeant qu’il affirmera ensuite avec les films de sa première trilogie dont Europa fait partie (et pour lequel il obtiendra le Prix du Jury du Festival de Cannes en 1991). Cinéaste de l’image, ses films sont qualifiés de véritables expérimentations formelles à chaque fois renouvelées, d’une éblouissante virtuosité baroque et traitant de ce qui aparaîtront rapidement comme étant ses thèmes de prédilection: le droit à la différence, la domination du Mal et les difficultés de ses personnages, véritables anti-héros, à faire triompher le Bien.

Il ouvre progressivement son œuvre au succès public, avec de grandes productions internationales, à la stratégie de diffusion éclatante (Breaking the Waves) et avec la création en 1992 de sa maison de production Zentropa. Evolution qu’il cherchera plus tard à rejeter à l’occasion du Centenaire du Cinéma en 1995, où il énonce le manifeste d’un nouveau mouvement: Le Dogme 95. Par un ensemble de 10 règles pragmatiques (le Vœu de Chasteté), le Dogme entend mettre fin à la notion d’auteur et libérer le réalisateur des contraintes techniques cinématographiques. Il critique la vacuité de la perfection technique des grandes productions qu’il qualifie de sans but et remet au coeur du dispositif cinématographique l’acteur pour une meilleure prise sur le vif. Le Dogme ne tarde pas à devenir un label où bientôt nombreux réalisateurs du monde entier viendront déposer leurs films. Mais encore un paradoxe de notre réalisateur se trouve dans le fait que seul Les Idiots (1997) se verra estampiller du label avant de confesser que la réalisation du film n’avait pas suivi les préceptes du Dogme durant sa réalisation.
Avec Dancer in the Dark, Lars Von Trier obtient finalement en 2000 la Palme d’Or et offre à la chanteuse Björk le Prix d’Interprétation Féminine pour son premier rôle au cinéma. Les perpétuelles expérimentations du réalisateur se manifestent dans le film par l'intégration de parties chantées d’une extrême légèreté dans l'univers noir, pessimiste et dramatique habituel de l’univers du cinéaste.
Il revient au Festival de Cannes en 2003 avec le premier film de sa trilogie américaine Dogville. Une nouvelle fois, Lars Von Trier connaît les fortes réactions du public en proposant un film au décor unique et dépouillé d’une scène de théâtre.

Lars Von Trier aime déstabiliser, semer le doute… sur lui, ses films, ses croyances. Accusé de méchanceté et de tyrannie durant les tournages, ses rares proches prendront sa défense en le qualifiant de dernier Chevalier du Moyen Age, guidé par un grand sens moral et une obsession dévorante de faire du cinéma. Lors d’une interview accordée aux Cahiers du Cinéma à l’occasion de la sélection de Europa au Festival de Cannes en 1991, le Jeune Lars Von Trier qualifiera ses films de manière un peu obscure de classiques/modernes. Il confessera sa volonté de puiser dans le patrimoine cinématographique tout en voulant s’inscrire dans la modernité par l’expérimentation. Il confessera aussi sa fascination pour l’hypnose et revendique son univers cinématographique éloigné de la réalité. Sans chercher à en tirer l’essence, ni à se rattraper à une quelconque logique, il appartient au spectateur de plonger dans cet univers, accepter l’hypnose des images mises en mouvement faisant de l’expérience cinématographique, plus qu’un moment divertissant, une projection marquant les esprits et de laquelle nous ressortirions transformé ? Le Rendez-vous pour le 15 janvier est pris alors...

« C’est qu’il n’est pas que le film qui soit une œuvre d’art, la réflexion critique en est une aussi. Elle exige de l’amour, de la sincérité, de l’inspiration. Il y a une muse des ciné-clubs » André Bazin.

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