17.5.09

Takeshi Kitano : cinéaste des extrêmes

par Nicolas Debarle

Capable d’allier l’humour le plus farceur ou la mélancolie la plus poignante à une violence des plus brutales et déchainées, Takeshi Kitano ne connait pas de juste milieu. Ou du moins, chez lui, ce juste milieu ne dure jamais très longtemps… Il faut dire en effet que le fait de grandir dans un quartier fréquenté par des Yakuzas et d’entamer sa carrière comme comique dans une boîte de strip-tease a forcément dû influencer la façon de penser du jeune Kitano. Tout commence lorsque, cherchant à se tailler une réputation dans le monde du spectacle, le futur réalisateur met au point, avec son acolyte, Kiyoshi Kaneko (Beat Kiyoshi), d’acerbes numéros de manzaï (duo comique), qui finissent par le propulser à la télévision, sous le nom de Beat Takeshi. Remarqué par le célèbre et sulfureux cinéaste Nagisa Oshima qui lui confie un rôle – dramatique – dans son film Furyo (1983), Kitano, sur le conseil de son ainé, entreprend d’intégrer le monde du septième art. Profitant de l’abandon d’un réalisateur qui travaillait sur le projet pour le compte des Studios Shôchiku, Kitano en vient à tourner son premier long-métrage, Violent Cop (1989). La dualité qui traversera toute sa filmographie trouve ici ses prémices. Là où un bon nombre de spectateurs japonais pouvaient attendre du cinéaste un film comique, celui-là livre un long-métrage particulièrement violent, empreint, malgré tout de petites touches burlesques. Une même optique relie les films qui s’ensuivent : tout au long des années 90, Kitano semble avoir cherché à casser son image de comique, ou au contraire à la surpasser (Getting Any ? - 1994), en tout cas, à s’en jouer. Depuis le début de sa carrière, le cinéaste s’efforce sans relâche de s’imposer comme un véritable auteur de cinéma.

Un auteur en quête de légitimité

C’est incontestablement dans cette logique que Kitano envisage de réaliser Dolls en 2002 (ce sera, plus tard, contre cette logique qu’il tournera ses deux derniers films, Takeshis’ – 2005, et Glory to the Filmmaker – 2007). Peu après avoir tourné aux Etats-Unis son film le plus violent à ce jour, Aniki, Mon Frère (2000), le cinéaste s’applique à puiser du fonds culturel japonais les éléments constitutifs de son nouveau projet ; comme s’il lui fallait asseoir sa notoriété en rattachant son travail à l’art traditionnel nippon, et notamment au théâtre de poupées (Bunraku).
Le récit de Dolls doit une bonne partie de son inspiration aux œuvres de l’écrivain Monzaemon Chikamatsu (1653-1725), l’équivalent pour le Bunraku de Shakespeare ou de Racine. Transposant l’essence des pièces de Chikamatsu dans le Japon moderne, les trois histoires exposées par le film constituent des variations sur le thème du sacrifice amoureux, cher au dramaturge. Sur le modèle de la pièce (Un Courrier pour l’Enfer) dont Kitano intègre au début de son film la représentation de la scène finale, l’histoire principale de Dolls, celle des « mendiants enchaînés », se nourrit, par ailleurs, d’un motif récurrent dans toute la littérature japonaise, le double suicide (Muri Shinju). Epris l’un pour l’autre comme sous l’effet d’un sortilège, deux amants choisissent de magnifier leur amour en se guidant mutuellement jusque dans la mort…

Peintures

Kitano, il faut le rappeler, est un artiste aux multiples facettes. Parallèlement à sa carrière de réalisateur, d’acteur de cinéma et de comique à la télévision, Kitano exerce occasionnellement les activités de romancier, de poète et de peintre. Bien plus que dans ses autres films, c’est de son propre travail de peintre – qu’on pourrait qualifier de naïf – que le cinéaste se revendique pour réaliser Dolls. Ses tableaux, certes, n’apparaissent pas dans le cours du film (comme c’est le cas dans Hana-Bi - 1997), mais le fait d’imbriquer les unes à la suite des autres les trois histoires du long-métrage le mène à accorder autant d’importance au cheminement dramatique du récit qu’au processus pictural qui en est à la base.
On aurait eu l’habitude de dire à Kitano que ses premiers films ont tendance à privilégier la couleur bleue. Quelque peu surpris, le réalisateur remédie à la situation avec Dolls en accentuant les couleurs qu’il avait l’habitude d’atténuer. Donnant carte blanche au créateur de mode Yohji Yamamoto qui lui confectionne des costumes plus bigarrés les uns que les autres, Kitano réécrit son scénario et décide de découper son film en quatre parties de façon à ce que celles-ci renvoient aux couleurs des quatre saisons et répondent, par ce biais, à l’imagerie traditionnelle nipponne (les cerisiers en fleurs au printemps, la mer et les champs de fleurs en été, les feuilles mortes en automne, la neige en hiver). Quoi de mieux en effet pour exprimer la sublimation d’un amour jusque dans la mort que de filmer le cycle complet des saisons ? Ainsi se voit scellé le concept du film.

Codes culturels

SI Dolls s’appuie sur des références bien précises à la culture nipponne, l’objectif de Kitano, néanmoins, consiste à ne pas renfermer le film sur des codes uniquement lisibles par son public japonais, mais à poser les termes d’un langage quasi universel. De ce langage, le jeu des couleurs passe certainement pour le principal élément moteur.
En fin de compte, le film de Kitano prouve que les cultures, malgré leurs différences, sont capables de communiquer entre elles et de se faire comprendre, sans vraiment avoir besoin de se ressembler. Qui après avoir vu Dolls n’aurait pas envie d’assister à la représentation d’une pièce de théâtre de poupées ?

12.5.09

Pedro Almodóvar, poétique de l’outrance

Flamboyant, viscéral, sensuel… Un cinéma fait de chaleur et de lumière, d’affect et d’amour, de musique et de couleurs… Pedro Almodóvar est certainement l’un des auteurs contemporains populaires dont le cinéma est le plus directement associé, dans l’imaginaire commun, à une esthétique singulière et cohérente. Les premiers souvenirs qui nous parviennent lorsque l’on cherche à évoquer ses films sont bien souvent d’abord des sensations, parmi lesquelles des taches de couleur surgissent, des ambiances qui, toujours, enveloppent les empreintes narratives gravées dans la mémoire. Né le 24 septembre 1951 dans la région certainement la plus austère d’Espagne, la Manche, Pedro Almodóvar Caballero quitte le foyer familial à 15 ans et s’installe à Madrid, sans un seul sou en poche, pour étudier le cinéma alors même que Franco vient juste de fermer l’école officielle de cinéma. Privé de la possibilité d’apprendre le langage cinématographique formel, le jeune Almodóvar décide néanmoins de profiter de la vie culturelle et de la liberté qu’offre Madrid pour s’enrichir de nombreuses autres expériences artistiques, avant de travailler pendant douze ans comme employé de bureau à la Compagnie nationale de téléphone d’Espagne, véritable laboratoire d’étude de la classe moyenne espagnole et de la société de consommation naissante. Après s’être fait remarquer dans le milieu underground grâce à plusieurs courts-métrages réalisés en amateur entre 1972 et 1978, Almodóvar réalise en 1980 Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montòn), un premier long-métrage qui se caractérise déjà par une grande liberté de ton, évoquant sans ambages sexualité et marginalité. Si, du Labyrinthe des passions (Laberinto de pasiones, 1982) à La Loi du désir (La Ley del deseo, 1987), en passant par Dans les ténèbres (Entre tinieblas, 1983), Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (¿Qué he hecho yo para merecer esto?!!, 1984) et Matador (1986), Almodóvar flirte entre noirceur et légèreté dans le traitement de ces deux thèmes majeurs, c’est avec une comédie de moeurs vaudeville, galerie de portraits résolument virtuose et loufoque (Femmes au bord de la crise de nerfs, Mujeres al borde de un ataque de nervios, 1988) que le cinéaste, devenu l’une des figures de proue de la Movida, connaît la reconnaissance internationale. Attache-moi ! (¡Átame!, 1990) s’inscrit dans cette première veine d’inspiration (dans laquelle se replongera plus tard (1993) Kika), tirée de la culture populaire et du style foisonnant des bandes dessinées, romans-photos et policiers, feuilletons de télévision ou magazines à scandales. Almodóvar dérange, et on le taxe bien souvent de vulgarité. Talons aiguilles (Tacones lejanos, 1991) marque un profond tournant dans la carrière du cinéaste, et fait désormais pencher celle-ci vers l’exploration des codes du mélodrame, délaissant le kitsch à excès qui teintait auparavant les films d’Almodóvar: les références à la culture populaire et les thématiques demeurent, même si le rapport de filiation s’impose comme l’une des principales ; la structure narrative garde de sa densité ; la maîtrise de l’alternance des genres va grandissante ; et la tragédie fait son apparition. Parcourant La Fleur de mon secret (La Flor de mi secreto, 1995), En chair et en os (Carne trémula, 1997), Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre, 1999), Parle avec elle (Hable con ella, 2002), La Mauvaise Éducation (La mala educación, 2004), Volver (2006) et Étreintes brisées (Los Abrazos rotos, 2009), séparation, disparition et souffrance sentimentale sont devenues de fidèles compagnes des films du réalisateur. Les récompenses les plus prestigieuses pleuvent, et Almodóvar ne cesse plus désormais de concilier succès populaire et indépendance, anticonformisme, écriture sophistiquée et stylistique très élaborée.

Pop…

Certainement, il y a du Pop art dans les films d’Almodóvar, dont on remarque souvent les couleurs vives et sans lien direct avec la réalité : le cinéaste, qui s’est formé pendant les années 1960, reconnaît lui-même avoir toujours été marqué par l’esthétique pop et par une relation inconsciente avec les couleurs des Caraïbes, « avant même qu’(il) ne les découvre dans leur terre d’origine ». Ainsi, Attache-moi ! se démarque par la présence récurrente du bleu électrique, notamment dans les scènes où se joue la relation amoureuse entre Ricky et Marina : il est présent dans la baignoire de Marina, au centre du cœur de bonbons que lui offre Ricky, sur les murs de la chambre où les amants passent la nuit… Le traitement pictural de l’image, remarquable tout au long de la filmographie d’Almodóvar, est perceptible dès les deux premiers plans du film : dans un premier temps, tandis que le générique est déroulé, apparaît à l’écran un tableau qui, en dédoublant plusieurs fois deux icônes religieuses au sein de son cadre, témoigne autant de l’ironie propre au cinéaste dans son traitement de la religion, que d’un véritable hommage rendu au maître du Pop art, Andy Warhol. Puis vient un fondu de peinture à photo qui impose immédiatement une certaine distanciation vis-à-vis de l’image : la représentation est de nouveau désignée, devient elle-même le sujet de l’image. Almodóvar, qui n’a jamais caché son admiration pour le travail de Douglas Sirk, prolonge ici également les innombrables mises en abyme visuelles qui composent la filmographie mélodramatique du cinéaste américain, notamment dans Tout ce que le ciel permet (1955) et Mirage de la vie (1959).

Kitsch…

Si Attache-moi !, comme tous les films d’Almodóvar de la « première génération », reprend les couleurs brillantes du technicolor des films de Sirk, des tonalités vives dignes du fauvisme et issues de l’esthétique pop, celles-ci pourtant imprègnent bien souvent, chez le cinéaste espagnol, d’un sentiment de factice qui les fait qualifier de « kitsch ». Le tournage en studio permet en effet à Almodóvar de travailler à l’extrême les décors d’intérieurs qui jamais ne donnent l’impression qu’on y vit réellement : inauthentiques, ces derniers, ainsi que couleurs et lumière, semblent accentuer plus que nulle part ailleurs le pouvoir démiurgique du cinéaste, en lui permettant à la fois plus de démesure et davantage de retenue, de précision. Car pour Almodóvar, l’acte de filmer ne consiste pas à imiter la réalité, mais à la transcender : à l’instar de la peinture, la catharsis doit, au cinéma, s’exercer à partir de situations, de personnages, de répliques et, surtout, d’une image qui « sonnent faux » mais qui touchent au plus profond de chacun, de façon viscérale. Ainsi, le filtre qu’appose le regard d’Almodóvar sur le monde qui l’entoure, en explosant la réalité, met en lumière, ou plutôt « en couleur », certains aspects de cette dernière, les déformant à l’extrême afin de mieux les faire ressentir au spectateur. Le cinéaste ne souhaite pas capter des instants préservés de la réalité, mais en proposer une vision personnelle aussi proche que possible de son caractère universel, essentiel : une vision construite minutieusement, rendue absolument cohérente par le travail formel. Ainsi, de la même manière que certains de ses personnages, Almodóvar travestit le monde afin de le décrire de façon plus poussée, plus exacte. Comme l’indique le réalisateur, si « la façon dont (il) utilise la couleur dans ses films n’est absolument pas réaliste », c’est sans doute car « derrière les couleurs qu(il) choisit se trouve toujours une intention dramatique », car « à travers les couleurs et la lumière, on essaie toujours de provoquer une émotion ». En réalité, c’est la prise en compte du caractère artificiel induit par l’acte même de représenter dont témoigne l’esthétique kitsch de chacun des éléments qui entrent en jeu dans l’image – couleur, lumière, décoration, costumes – des films d’Almodóvar. C’est sans doute là que réside le point de tension cinématographique d’un cinéaste qui se décrit lui-même comme paradoxal : une esthétique baroque, extrêmement travaillée, à la limite de l’artifice pur, pour une substance d’un réalisme presque « sensuel », une liberté de ton plus grande encore que la liberté formelle affichée.

Et insolent.

Si décor, couleurs et lumière ont tant d’importance dans les films d’Almodóvar, c’est donc qu’ils expriment perpétuellement la dramaturgie, accompagnant ou annonçant l’action : le bleu électrique d’Attache-moi ! appelle ainsi, par exemple, aux notions et « sensations » de maternité, volupté, spiritualité autant que de peur. Véritable prolepse stylistique et narratologique tout au long de la filmographie du cinéaste, la couleur annonce à la fois les ambiances et les éléments dramaturgiques à venir dans la suite de l’œuvre. Il s’agit de susciter chez le spectateur l’adhésion au récit, au propos tenu sur le monde, par un mouvement spontané et affectif très sincère : en d’autres termes, il s’agit de créer chez lui des émotions qui soient les catalyseurs d’une appréhension du monde singulière. Ainsi, ce cinéma impressionniste fonctionnerait par touches expressives, saturées localement d’éléments stylistiques, qui ne prennent leur sens véritable et global qu’une fois les sens impressionnés. Les éléments de l’image tracent ainsi des parallèles : ces mêmes icônes religieuses filmées dès le premier plan du film annoncent d’emblée l’approche presque masochiste de l’amour développée dans le film : un amour-souffrance, dépendance, une véritable drogue. Enfermés au sein d’un huis clos, les amants d’Attache-moi ! obéissent aux exigences de la drogue comme au désir de l’autre, et c’est l’accoutumance créée par le dévouement parfois violent de Ricky, qui finit par séduire Marina. Reprenant la stylistique technicolor des productions hollywoodiennes politiquement correctes des années 50, Almodóvar met ainsi en scène des amours débridées, et offre une représentation de l’amour absolument décomplexée, d’une grande sincérité. Les correspondances sémantiques habituelles sont renversées, ou plutôt précisées : la sacralité de l’amour est réelle, mais de manière différente de ce qu’affirme l’Église ; le machisme masculin trouve un écho dans une forme de masochisme féminin ; certaines dépendances sont positives. Cette belle insolence dans la représentation de l’amour physique, que l’on retrouve dans chacun des films du cinéaste, trouve pourtant ici son point culminant en ce qu’elle constitue l’aboutissement dramaturgique heureux du film entier : jamais plus, dans la carrière d’un cinéaste dont le dernier film s’intitule explicitement « Étreintes brisées », l’on ne retrouvera une vision aussi légère et salvatrice de l’amour…

par Mathilde Durieux

« C’est qu’il n’est pas que le film qui soit une œuvre d’art, la réflexion critique en est une aussi. Elle exige de l’amour, de la sincérité, de l’inspiration. Il y a une muse des ciné-clubs » André Bazin.

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