12.5.09

Pedro Almodóvar, poétique de l’outrance

Flamboyant, viscéral, sensuel… Un cinéma fait de chaleur et de lumière, d’affect et d’amour, de musique et de couleurs… Pedro Almodóvar est certainement l’un des auteurs contemporains populaires dont le cinéma est le plus directement associé, dans l’imaginaire commun, à une esthétique singulière et cohérente. Les premiers souvenirs qui nous parviennent lorsque l’on cherche à évoquer ses films sont bien souvent d’abord des sensations, parmi lesquelles des taches de couleur surgissent, des ambiances qui, toujours, enveloppent les empreintes narratives gravées dans la mémoire. Né le 24 septembre 1951 dans la région certainement la plus austère d’Espagne, la Manche, Pedro Almodóvar Caballero quitte le foyer familial à 15 ans et s’installe à Madrid, sans un seul sou en poche, pour étudier le cinéma alors même que Franco vient juste de fermer l’école officielle de cinéma. Privé de la possibilité d’apprendre le langage cinématographique formel, le jeune Almodóvar décide néanmoins de profiter de la vie culturelle et de la liberté qu’offre Madrid pour s’enrichir de nombreuses autres expériences artistiques, avant de travailler pendant douze ans comme employé de bureau à la Compagnie nationale de téléphone d’Espagne, véritable laboratoire d’étude de la classe moyenne espagnole et de la société de consommation naissante. Après s’être fait remarquer dans le milieu underground grâce à plusieurs courts-métrages réalisés en amateur entre 1972 et 1978, Almodóvar réalise en 1980 Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montòn), un premier long-métrage qui se caractérise déjà par une grande liberté de ton, évoquant sans ambages sexualité et marginalité. Si, du Labyrinthe des passions (Laberinto de pasiones, 1982) à La Loi du désir (La Ley del deseo, 1987), en passant par Dans les ténèbres (Entre tinieblas, 1983), Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (¿Qué he hecho yo para merecer esto?!!, 1984) et Matador (1986), Almodóvar flirte entre noirceur et légèreté dans le traitement de ces deux thèmes majeurs, c’est avec une comédie de moeurs vaudeville, galerie de portraits résolument virtuose et loufoque (Femmes au bord de la crise de nerfs, Mujeres al borde de un ataque de nervios, 1988) que le cinéaste, devenu l’une des figures de proue de la Movida, connaît la reconnaissance internationale. Attache-moi ! (¡Átame!, 1990) s’inscrit dans cette première veine d’inspiration (dans laquelle se replongera plus tard (1993) Kika), tirée de la culture populaire et du style foisonnant des bandes dessinées, romans-photos et policiers, feuilletons de télévision ou magazines à scandales. Almodóvar dérange, et on le taxe bien souvent de vulgarité. Talons aiguilles (Tacones lejanos, 1991) marque un profond tournant dans la carrière du cinéaste, et fait désormais pencher celle-ci vers l’exploration des codes du mélodrame, délaissant le kitsch à excès qui teintait auparavant les films d’Almodóvar: les références à la culture populaire et les thématiques demeurent, même si le rapport de filiation s’impose comme l’une des principales ; la structure narrative garde de sa densité ; la maîtrise de l’alternance des genres va grandissante ; et la tragédie fait son apparition. Parcourant La Fleur de mon secret (La Flor de mi secreto, 1995), En chair et en os (Carne trémula, 1997), Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre, 1999), Parle avec elle (Hable con ella, 2002), La Mauvaise Éducation (La mala educación, 2004), Volver (2006) et Étreintes brisées (Los Abrazos rotos, 2009), séparation, disparition et souffrance sentimentale sont devenues de fidèles compagnes des films du réalisateur. Les récompenses les plus prestigieuses pleuvent, et Almodóvar ne cesse plus désormais de concilier succès populaire et indépendance, anticonformisme, écriture sophistiquée et stylistique très élaborée.

Pop…

Certainement, il y a du Pop art dans les films d’Almodóvar, dont on remarque souvent les couleurs vives et sans lien direct avec la réalité : le cinéaste, qui s’est formé pendant les années 1960, reconnaît lui-même avoir toujours été marqué par l’esthétique pop et par une relation inconsciente avec les couleurs des Caraïbes, « avant même qu’(il) ne les découvre dans leur terre d’origine ». Ainsi, Attache-moi ! se démarque par la présence récurrente du bleu électrique, notamment dans les scènes où se joue la relation amoureuse entre Ricky et Marina : il est présent dans la baignoire de Marina, au centre du cœur de bonbons que lui offre Ricky, sur les murs de la chambre où les amants passent la nuit… Le traitement pictural de l’image, remarquable tout au long de la filmographie d’Almodóvar, est perceptible dès les deux premiers plans du film : dans un premier temps, tandis que le générique est déroulé, apparaît à l’écran un tableau qui, en dédoublant plusieurs fois deux icônes religieuses au sein de son cadre, témoigne autant de l’ironie propre au cinéaste dans son traitement de la religion, que d’un véritable hommage rendu au maître du Pop art, Andy Warhol. Puis vient un fondu de peinture à photo qui impose immédiatement une certaine distanciation vis-à-vis de l’image : la représentation est de nouveau désignée, devient elle-même le sujet de l’image. Almodóvar, qui n’a jamais caché son admiration pour le travail de Douglas Sirk, prolonge ici également les innombrables mises en abyme visuelles qui composent la filmographie mélodramatique du cinéaste américain, notamment dans Tout ce que le ciel permet (1955) et Mirage de la vie (1959).

Kitsch…

Si Attache-moi !, comme tous les films d’Almodóvar de la « première génération », reprend les couleurs brillantes du technicolor des films de Sirk, des tonalités vives dignes du fauvisme et issues de l’esthétique pop, celles-ci pourtant imprègnent bien souvent, chez le cinéaste espagnol, d’un sentiment de factice qui les fait qualifier de « kitsch ». Le tournage en studio permet en effet à Almodóvar de travailler à l’extrême les décors d’intérieurs qui jamais ne donnent l’impression qu’on y vit réellement : inauthentiques, ces derniers, ainsi que couleurs et lumière, semblent accentuer plus que nulle part ailleurs le pouvoir démiurgique du cinéaste, en lui permettant à la fois plus de démesure et davantage de retenue, de précision. Car pour Almodóvar, l’acte de filmer ne consiste pas à imiter la réalité, mais à la transcender : à l’instar de la peinture, la catharsis doit, au cinéma, s’exercer à partir de situations, de personnages, de répliques et, surtout, d’une image qui « sonnent faux » mais qui touchent au plus profond de chacun, de façon viscérale. Ainsi, le filtre qu’appose le regard d’Almodóvar sur le monde qui l’entoure, en explosant la réalité, met en lumière, ou plutôt « en couleur », certains aspects de cette dernière, les déformant à l’extrême afin de mieux les faire ressentir au spectateur. Le cinéaste ne souhaite pas capter des instants préservés de la réalité, mais en proposer une vision personnelle aussi proche que possible de son caractère universel, essentiel : une vision construite minutieusement, rendue absolument cohérente par le travail formel. Ainsi, de la même manière que certains de ses personnages, Almodóvar travestit le monde afin de le décrire de façon plus poussée, plus exacte. Comme l’indique le réalisateur, si « la façon dont (il) utilise la couleur dans ses films n’est absolument pas réaliste », c’est sans doute car « derrière les couleurs qu(il) choisit se trouve toujours une intention dramatique », car « à travers les couleurs et la lumière, on essaie toujours de provoquer une émotion ». En réalité, c’est la prise en compte du caractère artificiel induit par l’acte même de représenter dont témoigne l’esthétique kitsch de chacun des éléments qui entrent en jeu dans l’image – couleur, lumière, décoration, costumes – des films d’Almodóvar. C’est sans doute là que réside le point de tension cinématographique d’un cinéaste qui se décrit lui-même comme paradoxal : une esthétique baroque, extrêmement travaillée, à la limite de l’artifice pur, pour une substance d’un réalisme presque « sensuel », une liberté de ton plus grande encore que la liberté formelle affichée.

Et insolent.

Si décor, couleurs et lumière ont tant d’importance dans les films d’Almodóvar, c’est donc qu’ils expriment perpétuellement la dramaturgie, accompagnant ou annonçant l’action : le bleu électrique d’Attache-moi ! appelle ainsi, par exemple, aux notions et « sensations » de maternité, volupté, spiritualité autant que de peur. Véritable prolepse stylistique et narratologique tout au long de la filmographie du cinéaste, la couleur annonce à la fois les ambiances et les éléments dramaturgiques à venir dans la suite de l’œuvre. Il s’agit de susciter chez le spectateur l’adhésion au récit, au propos tenu sur le monde, par un mouvement spontané et affectif très sincère : en d’autres termes, il s’agit de créer chez lui des émotions qui soient les catalyseurs d’une appréhension du monde singulière. Ainsi, ce cinéma impressionniste fonctionnerait par touches expressives, saturées localement d’éléments stylistiques, qui ne prennent leur sens véritable et global qu’une fois les sens impressionnés. Les éléments de l’image tracent ainsi des parallèles : ces mêmes icônes religieuses filmées dès le premier plan du film annoncent d’emblée l’approche presque masochiste de l’amour développée dans le film : un amour-souffrance, dépendance, une véritable drogue. Enfermés au sein d’un huis clos, les amants d’Attache-moi ! obéissent aux exigences de la drogue comme au désir de l’autre, et c’est l’accoutumance créée par le dévouement parfois violent de Ricky, qui finit par séduire Marina. Reprenant la stylistique technicolor des productions hollywoodiennes politiquement correctes des années 50, Almodóvar met ainsi en scène des amours débridées, et offre une représentation de l’amour absolument décomplexée, d’une grande sincérité. Les correspondances sémantiques habituelles sont renversées, ou plutôt précisées : la sacralité de l’amour est réelle, mais de manière différente de ce qu’affirme l’Église ; le machisme masculin trouve un écho dans une forme de masochisme féminin ; certaines dépendances sont positives. Cette belle insolence dans la représentation de l’amour physique, que l’on retrouve dans chacun des films du cinéaste, trouve pourtant ici son point culminant en ce qu’elle constitue l’aboutissement dramaturgique heureux du film entier : jamais plus, dans la carrière d’un cinéaste dont le dernier film s’intitule explicitement « Étreintes brisées », l’on ne retrouvera une vision aussi légère et salvatrice de l’amour…

par Mathilde Durieux

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« C’est qu’il n’est pas que le film qui soit une œuvre d’art, la réflexion critique en est une aussi. Elle exige de l’amour, de la sincérité, de l’inspiration. Il y a une muse des ciné-clubs » André Bazin.

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