par Francesco Capurro
Profession : cinéphile.
« Mon premier souvenir d’Aki Kaursimaki remonte aux séances de la cinémathèque, qui se sont tenues jusqu’à 1979 (…) j’ai encore très présente à l’esprit l’image de ce jeune homme du premier rang, identifiable au premier coup d’œil comme un cinéphile type, parfois penché en avant, concentré et attentif, parfois affalé d’un air rêveur ». Peter Von Bagh.
Enfant du cinéma, Kaurismäki nourrit son désir au fil des séances, plongé dans l’obscurité des salles finlandaises, endurant les longs hivers au fil des projections, des débats, des réflexions. Question d’amour, sans doute, de génération, aussi.
Né en 1957, il entre dans l’âge adulte au milieu des années 70, autrement dit, trop tard : après Godard, dont il admire les intuitions et après Truffaut et son acteur fétiche, Jean Pierre Léaud ; après l’âge d’or du cinéma hollywoodien dans lequel plus tard baigneront ses personnages nostalgiques; après le cinéma muet et son économie des dialogues et d’intrigues qui le fascine tant; après le Néoréalisme et sa confiance, naïve( ?), dans un cinéma capable d’agir sur le monde.
Il arrive au moment où le cinéma, avec un grand C, commence à être montré, préservé : il a donc la chance, de voir aisément les films qui ont fait l’histoire du 7ème art, mais cela provoque en lui une certaine nostalgie qui ne le quittera pas : ces films sont désormais derrière lui et que le paysage cinématographique contemporain lui ressemble de moins en moins : Que reste-t-il à faire ?
Et bien sortir de la salle pour passer derrière la caméra, tout naturellement, presque « par accident », comme au temps des jeunes turcs.
Mais devenir réalisateur n’est pas chose simple, surtout pour un jeune provincial, fils de commerçant (son père était VRP), au parcours sinueux, perdu entre des études de sociologie et de journalisme suivies avec intérêt mais sans conviction.
Jugé « trop cynique », il est recalé au concours d’entrée de l’Ecole de cinéma d’Helsinki. Kaurismäki devra donc se former en autodidacte, en suivant son frère ainé Mika (accepté, lui, à l’école de cinéma de Munich) et en continuant à nourrir sa passion en tant que critique pour la revue Filmhullu, dirigée par son ami Peter Von Bagh, programmateur de la cinémathèque d’Helsinki et future figure de la cinéphilie internationale. C’est le début des années 80, le jeune Aki dévore trois films par jour, rêvant déjà d’en faire…
La première occasion de débuter dans la création lui est donnée en 1983, quand il écrit le scénario du film Le Menteur, dans lequel il interprète aussi le premier rôle, à la manière de Jean Pierre Léaud.
Toujours avec son frère, il fonde à la même époque une société de production, la Villealpha (le premier amour ne s’oublie jamais) et produisent à eux deux, jusqu’à 1/5 du cinéma finlandais ! Après le départ de son frère de la société, Aki poursuivra sa carrière de producteur en créant la Societé Sputnick (encore une fois la référence est claire) et fondera, avec Peter Von Bagh, le festival de cinéma « Le soleil de minuit », situé à l’autre bout du monde, au-dessous du cercle polaire arctique, c’est dire si sa maladie du cinéma était contagieuse !
Filmer sans contraintes : être ou ne pas être un Auteur.
En ce début des années 80 bouillonnant d’activités, Aki Kaursimaki se lance également dans la réalisation de son premier long-métrage, avec le culot et la passion d’un débutant : porté par l’irréfrénable désir de relever le défi, il choisit d’adapter Crime et Châtiment, (rien de moins), le chef d’œuvre de Dostoïevski, à propos duquel même Hitchcock avait déclaré qu’il n’oserait pas tenter une transposition sur grand écran !
Décomplexé et avec la liberté de ton héritée de ses grands frères de la Nouvelle Vague, Kaurismäki à 26 ans, n’a pas peur de se frotter aux classiques, de s’en emparer, de le transposer dans son temps: son amour pour le cinéma et la littérature l’autorisent à tutoyer les grands noms, qui sont pour lui plus des compagnons de route que des divinités intouchables panthéonisées. Ainsi, après Dostoïevski, viendra le tour de Shakespeare, en 1987, avec Hamlet goes buisness, adaptation tragi-comique de l’impérissable classique anglais…
Mais cette liberté n’est pas uniquement due à l’insouciance de son jeune âge : c’est un choix revendiqué et assumé, indissociable de ses activités de producteur, critique et même exploitant (il tentera, sans grand succès de sauver des salles d’art et essai d’Helisnki). Intransigeant, et jusqu’au-boutiste comme ses personnages, il ne se contente pas uniquement de faire du cinéma, il en épouse la cause, et se charge de la mission de le défendre : c’est pour cela qu’il se sent légitimé pour endosser le blouson, un peu usé, d’Auteur : « Oui, je suis un auteur comme on dit. Pour moi être un auteur signifie que personne ne vous dirige, il n’y a pas de producteur, sinon toi même. C’est quand vous avez les pleins pouvoirs, et que vous décidez en toute liberté ». Encore un combat donquichottesque, mené par d’autres bien avant lui, et qui, en cette fin de siècle, parait déjà ringard ou, au mieux, romantiquement nostalgique.
Il n’empêche qu’avec cette rigueur et cette indépendance, Kaurismäki a réussi à bâtir, au fil des années, une œuvre dense, au rythme intense d’un film par an. Avec la même volonté que le groupe « Leningrad Cowboys », venu de nulle part et parti pour l’Amérique en quête de fortune, (voir Leningrad Cowboys go to America et sa suite Leningrad Cowboys Meet Moses) Aki Kaurismäki, , Kaurismäki commence à se faire connaître hors de son pays.
Son intérêt croissant vers les rouages parfois cruels, et souvent injustes, de la société, lui vaut l’étiquette de cinéaste « engagé » ou « sociale », catégories dans lesquelles le réalisateur ne se sent pas véritablement à l’aise. Certes il décrit la condition misérable du sous-prolétariat urbain, jusqu’à en faire une trilogie baptisée « prolétarienne » (Shadows in Paradise, Ariel, La fille aux allumettes) mais il connaît suffisamment le cinéma, pour ne pas croire au mythe du film social, ou engagé.
S’éloignant ainsi du réalisme, qu’il juge cruel, il opte pour une style épuré, soumis à une exigence esthétique et artistique, qui aboutit à une élaboration formelle fort éloignée de la rhétorique de la « tranche de vie ». Partant du quotidien et de l’ordinaire, il construit, sur des intrigues minimes, de véritables fictions, empruntant les schémas narratifs des récits mélodramatiques ou noirs, tout en les dépouillant de toute tonalité pathétique ainsi que de l’attente haletante du dénouement.
De cette approche, il en découle donc non seulement la description d’une réalité sociale, mais une vision de l’homme face à la fatalité de la mort, le dilemme de l’amour, et aux choix que la vie lui impose, thèmes qui trahissent l’héritage de ses autres grands amours : Kafka et l’existentialisme. Ces préoccupations seront au centre de ses films suivants, La Vie de Bohême (1992), tourné à Paris et adapté du roman de Murger, Au loin s’en vont les nuages (prix œcuménique au festival de Cannes 1996), jusqu’à Les lumières du faubourg (2002), polar encore une fois construire à partir d’une histoire d’amour, teintée de la mélancolie froide de la banlieue d’Helsinki.
Tout à fait pris dans ces questionnements, J’ai engagé un tueur (1991) est un excellent échantillon, qui permet d’analyser la manière dont Kaurismäki arrive à construire une œuvre extrêmement riche du point de vue de la recherche artistique, visuelle et sonore (la couleur mais également la musique sont les véritables piliers de ce film) et des idées. « Construit comme un film abstrait » ,selon Von Bagh, il est pourtant bien ancré dans les faubourgs grisâtres de Londres, au moment où la capitalisme rampant impose des licenciements qui appauvrissent la population…
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