Par Mathilde Durieux
Au fil des œuvres et des territoires géographiques et thématiques, Lars Von Trier s’est bâti une réputation de furieux misanthrope, dont les fables seraient teintées d’autant de pessimisme que de rhétorique hypnotique. De cette perpétuelle recherche d’ « effet », aussi bien causal que stylistique, on a surtout retenu quelques-unes des traces les plus poignantes de toute l’affection que ce cinéma holistique peut avoir, au fond, pour l’être humain : la pudeur vibrante de Bjork dans Dancer in the dark, la rage enfouie de Nicole Kidman dans Dogville, la tristesse des yeux d’Emily Watson dans Breaking the waves. Car les films de Lars Von Trier ont beau dresser le même constat d’une faille contenue dans le vaste système humain, et s’attacher, chacun à leur tour, à rétablir l’équilibre moral, pour enfin ouvrir au spectateur les portes de l’éternité vertueuse, il n’en demeure pas moins que chaque oeuvre se fait surtout le portrait déchirant de lucidité de ceux qui osent s’écarter du troupeau. Puisqu’il est de fait question, tout au long de cette quête qu’ont entamée bien avant lui d’autres aventuriers du genre comme Balzac et sa Comédie humaine, de ce qui constitue la vraie nature humaine, au-delà de tout manichéisme, c’est avant tout au cœur des interactions sociales que le cinéaste traque cette substance véritable, cette humanité à l’état pur. Surtout, c’est le témoignage de la mort annoncée de l’identité psychique individuelle, étouffée par un groupe sans cesse filmé comme étourdissant, annihilant, que Lars Von Trier tente de recueillir.
Métaphore filée
Or, si la filmographie de Lars Von Trier contient dans chacun de ses plans un peu de ce léger regard surplombant, un certain recul vis-à-vis du reste de l’humanité porté, notamment, par une voix-off omniprésente, Europa est certainement l’une des œuvres du réalisateur dans laquelle se lit le plus précisément une forme de dégoût de la faiblesse humaine, de ses travers et lâchetés quasi organiques. Avec Europa, Lars Von Trier a en effet décidé, fidèle à sa méthode interactionnelle, de poursuivre ses observations sociétales européennes – débutées avec The Element of Crime (1983), puis Epidemic (1987), et pointe de la caméra une forme de complaisance toute européenne à se réfugier dans ses cauchemars historiques. Jean-Marc Barr - dont l’homogénéité parvient à apaiser, parfois, le délire ambiant, incarne, hypnotisé par la vois off qui ouvre le film, le jeune américain d’origine allemande Léopold Kessler, venu à Francfort apprendre aux côtés de son oncle le dur métier de contrôleur de wagon-lit pour la compagnie de trains Zentropa, et qui y rencontre la fille du directeur, Katarina Hartmann. Parcourant depuis son wagon-lit l’Allemagne des lendemains de la guerre en 1945, Léopold fait progressivement le constat, au long de ce qui ressemble fort à son propre roman d’apprentissage, que l’élan de reconstruction impulsé artificiellement par les Alliés n’a pas encore atteint les foyers plus ou moins reculés de nazisme persistant – dont les figures allégoriques, dans la poétique de Lars Von Trier, sont des loups-garous. Ici-bas, chacun doit encore faire le choix décisif, au terme d’un dilemme cornélien, de son appartenance à l’un ou l’autre des deux camps, de son adhésion à l’un ou l’autre des systèmes de valeur.
L’Europe est filmée de façon abstraite, l’Allemagne est un territoire conceptuel dont les frontières intérieures, tracées par les Alliés, sont autant de lignes composant une schizophrénie destructrice, le propos est plus que jamais généraliste et l’allégorie assumée, dans une débauche imaginative remarquable. C’est justement ce recul qui permet à Europa, dans toute sa permissivité stylistique, de gagner en légèreté par rapport à d’autres œuvres de Lars Von Trier : le discours n’a peut-être jamais été autant politique et pourtant Europa paraît comme dégagé de toute implication narrative – et réaliste. Loin de tout propos démonstratif, le film acquiert sa force de la suppression progressive qui s’y opère des repères habituels de représentation à l’écran. Ce sentiment d’irréalité, cet imperceptible décalage entre le creux de l’image – l’action, et sa surface, rendue complexe par l’utilisation de tout ce que le langage cinématographique peut offrir comme possibilités de distorsion de l’image, sont présents aussi bien dans les œuvres de science-fiction que dans le genre fantastique et justifiés, ici, par le phénomène d’hypnose dans lequel est plongé le héros au début du film.
La réalité, entraperçue entre les séquences hallucinatoires, est fragmentée à l’extrême. L’ « hypnovision », selon la définition donnée par Lars Von Trier lui-même – « Europa » de Lars Von Trier : un certain cauchemar expressionniste in Films Cultes – Culte au film, Gilles Visy, Publibook Université, 2005 – peut opérer : « le spectateur voyagerait dans le film sans grande résistance », « il se laisserait manipuler dans ce cauchemar visuel et le cinéaste tirerait les ficelles de l’horreur et de cette forme de dérision qui n’est pas toujours visible à la première lecture d’Europa ».
Schizophrénie stylistique
S’il est question avec Europa de bousculer la forme jusqu’à atteindre, par une codification poussée à l’extrême, une certaine schizophrénie stylistique, c’est surtout parce que cette surcharge sémantique autorise le désengagement affectif du spectateur à l’égard de ce qui est montré, donc une forme de lucidité distante, de maturité du regard. Europa est de ce fait très loin de provoquer la même empathie spectaculaire que d’autres œuvres du cinéaste, travaillées elles aussi par le souci de persuader davantage que celui de convaincre, mais de persuader par l’affect et non par les sens premiers, comme ici la vue et l’ouïe. Lars von Trier développe ainsi dans ce film une stylistique binaire, structurant un polymorphisme qui contient autant la synthèse de multiples influences que la modernité d’un regard troublé, confus, portant en son sein la déliquescence du sujet filmé.
Au premier abord très éclaté, tant d’un point du vue purement formel que dans le cours que prend un récit attiré par divers horizons, Europa fait peu à peu apparaître une ossature visuelle et une trame narrative dédoublées symétriquement, semble-t-il guidées par le dessin des rails parcourus par le wagon-lit Première classe de Léo. Pris par l’hypnose dans laquelle est entré dès les premières minutes de l’œuvre le spectacteur, incarné par Jean-Marc Barr, on se laisse bercer sans broncher entre les différents états perceptifs de ce dernier, balancés, au gré des paysages humains et visuels, entre couleur et noir et blanc, premier et second plan, l’œil hésitant sans cesse entre le flottement indistinct du rêve et la rigoureuse précision de l’image réelle. Les surimpressions de couches d’images et projections frontales ont cela en commun qu’elles permettent d’interroger l’image, et notamment de mettre en question la correspondance habituelle entre une certaine grammaire stylistique et un système de valeurs déterminé. Ainsi, et comme l’indique Gilles Visy dans l’ouvrage cité plus haut, Europa se structure formellement autour de deux champs sémantiques visuels : celui du destin, de la fatalité tragique, et celui de la prise de conscience. En d’autres termes, Europa s’articule entre deux systèmes visuels de correspondances : la volonté, d’une part, de souligner stylistiquement la charge émotionnelle contenue dans les séquences où la fatalité se fait jour, de jouer sur l’affect et l’empathie en utilisant les symboliques visuelles fournies par l’abécédaire originel du langage cinématographique, et d’autre part, le caractère pédagogique conféré parfois aux images, facilitant la prise de conscience par le renversement de ces mêmes symboliques.
Ainsi, le polymorphisme qui caractérise Europa décline, à travers ces deux champs sémantiques, une vaste palette d’outils formels : du grain de l’image et du travail sur l’éclairage, reproduisant l’effet usagé des pellicules des années 1940, justement, à l’utilisation aléatoire du noir et blanc et de la couleur, ainsi que de différentes focales, en passant par la perspective des plans bousculée par les projections frontales, Europa oscille perpétuellement entre cynisme et lyrisme. Les apparitions de la couleur, très mesurées, sont surtout extrêmement signifiantes : apposée ponctuellement grâce au procédé de surimpression, celle-ci, quand elle ne désigne pas le cœur émotionnel de l’action en ne couvrant qu’une seule partie de l’image, annonce la portée dramatique des événements à venir. Pour exemple cette séquence où l’on découvre qu’un enfant, passager du wagon-lit dans lequel Léo est contrôleur, s’apprête à assassiner le vieux couple qui l’a hébergé dans son compartiment, avec son frère. Alors que l’une des munitions du revolver que le garçon tente de charger tombe à ses pieds, le premier plan se remplit soudain de ces derniers ainsi que de la balle, par projection frontale, avant de se charger de couleurs ; tandis que le couple, resté minuscule au second plan, et dont l’attention a été attirée par la cartouche tombée au sol, demeure en noir et blanc. Lyrisme de teintes vives appelant l’émotion, scepticisme d’une perspective brisée… Lorsque Léopold rencontre Katarina, le visage de celle-ci se pigmente à mesure que l’attrait qu’elle exerce sur Léopold grandit. Et, quand l’idéalisme de Léo mérite d’être souligné par l’image, le visage de Katarina s’agrandit jusqu’à occuper l’ensemble du second plan, noyant ainsi le jeune apprenti contrôleur au premier plan. De fait, si la couleur semble s’associer naturellement aux cœurs émotionnels de l’action, et pigmenter les allégories sentimentales et divers instants tragiques qui parcourent le récit, le jeu sur les distances focales et la confusion que celui-ci entraîne entre les plans opèrent au contraire un certain décentrement du creux de l’action, dont la disproportion incite à prendre un certain recul sur l’image.
Il semblerait que ce soit là le parti pris théorique aussi bien qu’esthétique de Lars Von Trier dans son approche de la petite et de la grande histoire : provoquer l’empathie pour la petite en soulignant les nœuds visuels de l’affect, mais ne jamais se départir du second degré, d’une forme de conscience lucide dans l’appréhension de l’image, lorsque l’on aborde l’Histoire, la grande. Ce cynisme revendiqué et contenu dans le balancement entre un premier et un second plan démesurés, se lit au niveau du récit dans la dénonciation des alliances d’intérêts entre Eglise, armée et industrie autant que du silence qu’achètent les anciens nazis aux juifs, et dans ces enfants déjà loups-garous. Lars Von Trier paraît ainsi désirer, avant tout, se départir d’un certain manichéisme de convenance dans l’approche de l’Histoire, en gommant, notamment, la frontière temporelle entre un avant et un après, signalant par là le danger qui consiste à lire l’histoire derrière une vitre, comme si tout ce qu’elle contenait était parfaitement révolu… Inscrivant Europa à l’encontre du florilège de littérature et de films, de réflexions philosophiques et politiques consacrées à cette période, et qui se prolongent à l’heure actuelle dans des téléfilms, Lars Von Trier choisit la figure du loup-garou, allégorie de l’ouvrier du totalitarisme – ici le nazi - autant que de son prolongement, le terroriste, pour universaliser son propos et le rendre atemporel. D’ailleurs, même la compagnie de trains Zentropa contient, dans son fonctionnement et dans la terreur que la hiérarchie imprime sur Léo, un peu du fonctionnement d’un régime totalitaire – tout en rappelant Brazil (T. Gilliam).
Hypnose utopique
Europa, non-lieu historique (le paysage de l’Allemagne qui y est proposé présente plus de symptômes de déconstruction que de reconstruction), et géographique (cette même Allemagne est en outre morcelée et rendue artificielle par les frontières redessinées par les Alliés au lendemain de la guerre), ressemble à s’y méprendre à une utopie telle qu’en écrivaient Thomas More, Marivaux ou Voltaire : étymologiquement synonyme d’un lieu qui n’existe pas, nulle part, l’utopie a en outre ceci de commun avec Europa qu’elle s’attache par définition à dessiner les contours d’un monde meilleur, d’une société humaine idéale. Une forme d’impasse conceptuelle, donc source de cynisme, que Gilles Visy nomme « outre-monde », à savoir un autre monde, d’outre-tombe - situé dans un passé révolu et hanté. Cette impression de non-lieu est renforcée techniquement par un décor projeté sur un écran translucide derrière les acteurs, appuyant la sensation d’irréalité et la perte de repères par la confusion provoquée entre fantasme et réalité.
Lars Von Trier n’a jamais caché sa fascination pour le phénomène de l’hypnose : il semble pourtant avec Europa que l’utilisation des techniques offertes par la discipline soit plus que jamais assumée et développée. Avec cette œuvre, le réalisateur danois paraît poser les bases de la technique particulière d’hypnose dont son propre cinéma a accouché, l’hypnovision. A partir de la confusion spatio-temporelle introduite dès les premières images, la voix-off sombre et rocailleuse plongeant progressivement dans un voyage à travers l’espace – l’Allemagne, et le temps – un flash-back en quelque sorte primitif plantant l’action dans l’Allemagne d’après-guerre, Europa se prolonge au fil d’un montage hypnotique, fonctionnant par glissements sensoriels. Par une forme d’hallucination perpétuelle, le spectateur est emporté par le cours du récit jusqu’à en oublier les scènes précédentes, et ne plus même pouvoir se situer dans l’espace représenté par le décor. On passe d’une intrigue à une autre, d’un lieu et d’une ambiance à une autre confusément, dans un mouvement discret de caméra : l’action, et donc l’attention du regard, sont souvent noyées dans le discours permanent, qu’il s’agisse de celui des personnages ou de la voix off. D’une manière générale, les lois de vraisemblance sont presque toutes bafouées, autant dans le récit que dans l’image.
Ainsi Europa, à la manière d’un rêve, fait travailler à la fois fantasmes du subconscient et lucidité rationnelle, reproduisant le mouvement de la mécanique du sommeil, sans cesse brisé par les chutes effectuées par l’esprit d’un rêve à l’autre, et la cruelle désillusion que cet enchaînement chaotique contient. À l’instar de l’écriture automatique pratiquée par les surréalistes ou des collages de Prévert, Europa ressemble parfois à une juxtaposition hasardeuse d’éléments de diverses inspirations, et dépareillés. Le sentiment de surprise, d’insécurité face à l’image est quasi perpétuel, et le film se rapproche souvent de l’absurde.
Certaines séquences confinent même franchement au burlesque : ainsi de la fin du film, où Léo, pris entre le le kidnapping de Katarina et l’examen de contrôleur de wagons-lits, rappelle par sa course effrénée et angoissée à travers le train celle de Buster Keaton dans le Mécano de la Général…
Surtout, si la stylistique d’Europa permet, on l’a vu, d’initier le regard et de le guider à travers l’image, l’hypnovision, en modifiant l’état de conscience, permet de convoquer de nombreuses références enfouies dans la mémoire visuelle et affective de chacun, et au film d’absorber différents styles, de confronter discours et pensées afin d’ouvrir, encore, à davantage de pistes de lecture. Entre les clairs-obscurs expressionnistes, les tonalités orwelliennes, le néo-réalisme du Rossellini d’Europe 51 et le portrait d’une Allemagne rongée par son passé dressé par Les Damnés de Visconti, Europa avance au gré d’une voie de chemin de fer sans horizon, entre passé et présent, figures du Bien et du Mal, conscient et subconscient. Contenant sa propre définition dans un style polymorphe aussi bien que dans la volonté de se dégager de tout système de valeurs identifiable, cette œuvre semble bel et bien préfigurer un regard nouveau, absolument décomplexé.
Au fil des œuvres et des territoires géographiques et thématiques, Lars Von Trier s’est bâti une réputation de furieux misanthrope, dont les fables seraient teintées d’autant de pessimisme que de rhétorique hypnotique. De cette perpétuelle recherche d’ « effet », aussi bien causal que stylistique, on a surtout retenu quelques-unes des traces les plus poignantes de toute l’affection que ce cinéma holistique peut avoir, au fond, pour l’être humain : la pudeur vibrante de Bjork dans Dancer in the dark, la rage enfouie de Nicole Kidman dans Dogville, la tristesse des yeux d’Emily Watson dans Breaking the waves. Car les films de Lars Von Trier ont beau dresser le même constat d’une faille contenue dans le vaste système humain, et s’attacher, chacun à leur tour, à rétablir l’équilibre moral, pour enfin ouvrir au spectateur les portes de l’éternité vertueuse, il n’en demeure pas moins que chaque oeuvre se fait surtout le portrait déchirant de lucidité de ceux qui osent s’écarter du troupeau. Puisqu’il est de fait question, tout au long de cette quête qu’ont entamée bien avant lui d’autres aventuriers du genre comme Balzac et sa Comédie humaine, de ce qui constitue la vraie nature humaine, au-delà de tout manichéisme, c’est avant tout au cœur des interactions sociales que le cinéaste traque cette substance véritable, cette humanité à l’état pur. Surtout, c’est le témoignage de la mort annoncée de l’identité psychique individuelle, étouffée par un groupe sans cesse filmé comme étourdissant, annihilant, que Lars Von Trier tente de recueillir.
Métaphore filée
Or, si la filmographie de Lars Von Trier contient dans chacun de ses plans un peu de ce léger regard surplombant, un certain recul vis-à-vis du reste de l’humanité porté, notamment, par une voix-off omniprésente, Europa est certainement l’une des œuvres du réalisateur dans laquelle se lit le plus précisément une forme de dégoût de la faiblesse humaine, de ses travers et lâchetés quasi organiques. Avec Europa, Lars Von Trier a en effet décidé, fidèle à sa méthode interactionnelle, de poursuivre ses observations sociétales européennes – débutées avec The Element of Crime (1983), puis Epidemic (1987), et pointe de la caméra une forme de complaisance toute européenne à se réfugier dans ses cauchemars historiques. Jean-Marc Barr - dont l’homogénéité parvient à apaiser, parfois, le délire ambiant, incarne, hypnotisé par la vois off qui ouvre le film, le jeune américain d’origine allemande Léopold Kessler, venu à Francfort apprendre aux côtés de son oncle le dur métier de contrôleur de wagon-lit pour la compagnie de trains Zentropa, et qui y rencontre la fille du directeur, Katarina Hartmann. Parcourant depuis son wagon-lit l’Allemagne des lendemains de la guerre en 1945, Léopold fait progressivement le constat, au long de ce qui ressemble fort à son propre roman d’apprentissage, que l’élan de reconstruction impulsé artificiellement par les Alliés n’a pas encore atteint les foyers plus ou moins reculés de nazisme persistant – dont les figures allégoriques, dans la poétique de Lars Von Trier, sont des loups-garous. Ici-bas, chacun doit encore faire le choix décisif, au terme d’un dilemme cornélien, de son appartenance à l’un ou l’autre des deux camps, de son adhésion à l’un ou l’autre des systèmes de valeur.
L’Europe est filmée de façon abstraite, l’Allemagne est un territoire conceptuel dont les frontières intérieures, tracées par les Alliés, sont autant de lignes composant une schizophrénie destructrice, le propos est plus que jamais généraliste et l’allégorie assumée, dans une débauche imaginative remarquable. C’est justement ce recul qui permet à Europa, dans toute sa permissivité stylistique, de gagner en légèreté par rapport à d’autres œuvres de Lars Von Trier : le discours n’a peut-être jamais été autant politique et pourtant Europa paraît comme dégagé de toute implication narrative – et réaliste. Loin de tout propos démonstratif, le film acquiert sa force de la suppression progressive qui s’y opère des repères habituels de représentation à l’écran. Ce sentiment d’irréalité, cet imperceptible décalage entre le creux de l’image – l’action, et sa surface, rendue complexe par l’utilisation de tout ce que le langage cinématographique peut offrir comme possibilités de distorsion de l’image, sont présents aussi bien dans les œuvres de science-fiction que dans le genre fantastique et justifiés, ici, par le phénomène d’hypnose dans lequel est plongé le héros au début du film.
La réalité, entraperçue entre les séquences hallucinatoires, est fragmentée à l’extrême. L’ « hypnovision », selon la définition donnée par Lars Von Trier lui-même – « Europa » de Lars Von Trier : un certain cauchemar expressionniste in Films Cultes – Culte au film, Gilles Visy, Publibook Université, 2005 – peut opérer : « le spectateur voyagerait dans le film sans grande résistance », « il se laisserait manipuler dans ce cauchemar visuel et le cinéaste tirerait les ficelles de l’horreur et de cette forme de dérision qui n’est pas toujours visible à la première lecture d’Europa ».
Schizophrénie stylistique
S’il est question avec Europa de bousculer la forme jusqu’à atteindre, par une codification poussée à l’extrême, une certaine schizophrénie stylistique, c’est surtout parce que cette surcharge sémantique autorise le désengagement affectif du spectateur à l’égard de ce qui est montré, donc une forme de lucidité distante, de maturité du regard. Europa est de ce fait très loin de provoquer la même empathie spectaculaire que d’autres œuvres du cinéaste, travaillées elles aussi par le souci de persuader davantage que celui de convaincre, mais de persuader par l’affect et non par les sens premiers, comme ici la vue et l’ouïe. Lars von Trier développe ainsi dans ce film une stylistique binaire, structurant un polymorphisme qui contient autant la synthèse de multiples influences que la modernité d’un regard troublé, confus, portant en son sein la déliquescence du sujet filmé.
Au premier abord très éclaté, tant d’un point du vue purement formel que dans le cours que prend un récit attiré par divers horizons, Europa fait peu à peu apparaître une ossature visuelle et une trame narrative dédoublées symétriquement, semble-t-il guidées par le dessin des rails parcourus par le wagon-lit Première classe de Léo. Pris par l’hypnose dans laquelle est entré dès les premières minutes de l’œuvre le spectacteur, incarné par Jean-Marc Barr, on se laisse bercer sans broncher entre les différents états perceptifs de ce dernier, balancés, au gré des paysages humains et visuels, entre couleur et noir et blanc, premier et second plan, l’œil hésitant sans cesse entre le flottement indistinct du rêve et la rigoureuse précision de l’image réelle. Les surimpressions de couches d’images et projections frontales ont cela en commun qu’elles permettent d’interroger l’image, et notamment de mettre en question la correspondance habituelle entre une certaine grammaire stylistique et un système de valeurs déterminé. Ainsi, et comme l’indique Gilles Visy dans l’ouvrage cité plus haut, Europa se structure formellement autour de deux champs sémantiques visuels : celui du destin, de la fatalité tragique, et celui de la prise de conscience. En d’autres termes, Europa s’articule entre deux systèmes visuels de correspondances : la volonté, d’une part, de souligner stylistiquement la charge émotionnelle contenue dans les séquences où la fatalité se fait jour, de jouer sur l’affect et l’empathie en utilisant les symboliques visuelles fournies par l’abécédaire originel du langage cinématographique, et d’autre part, le caractère pédagogique conféré parfois aux images, facilitant la prise de conscience par le renversement de ces mêmes symboliques.
Ainsi, le polymorphisme qui caractérise Europa décline, à travers ces deux champs sémantiques, une vaste palette d’outils formels : du grain de l’image et du travail sur l’éclairage, reproduisant l’effet usagé des pellicules des années 1940, justement, à l’utilisation aléatoire du noir et blanc et de la couleur, ainsi que de différentes focales, en passant par la perspective des plans bousculée par les projections frontales, Europa oscille perpétuellement entre cynisme et lyrisme. Les apparitions de la couleur, très mesurées, sont surtout extrêmement signifiantes : apposée ponctuellement grâce au procédé de surimpression, celle-ci, quand elle ne désigne pas le cœur émotionnel de l’action en ne couvrant qu’une seule partie de l’image, annonce la portée dramatique des événements à venir. Pour exemple cette séquence où l’on découvre qu’un enfant, passager du wagon-lit dans lequel Léo est contrôleur, s’apprête à assassiner le vieux couple qui l’a hébergé dans son compartiment, avec son frère. Alors que l’une des munitions du revolver que le garçon tente de charger tombe à ses pieds, le premier plan se remplit soudain de ces derniers ainsi que de la balle, par projection frontale, avant de se charger de couleurs ; tandis que le couple, resté minuscule au second plan, et dont l’attention a été attirée par la cartouche tombée au sol, demeure en noir et blanc. Lyrisme de teintes vives appelant l’émotion, scepticisme d’une perspective brisée… Lorsque Léopold rencontre Katarina, le visage de celle-ci se pigmente à mesure que l’attrait qu’elle exerce sur Léopold grandit. Et, quand l’idéalisme de Léo mérite d’être souligné par l’image, le visage de Katarina s’agrandit jusqu’à occuper l’ensemble du second plan, noyant ainsi le jeune apprenti contrôleur au premier plan. De fait, si la couleur semble s’associer naturellement aux cœurs émotionnels de l’action, et pigmenter les allégories sentimentales et divers instants tragiques qui parcourent le récit, le jeu sur les distances focales et la confusion que celui-ci entraîne entre les plans opèrent au contraire un certain décentrement du creux de l’action, dont la disproportion incite à prendre un certain recul sur l’image.
Il semblerait que ce soit là le parti pris théorique aussi bien qu’esthétique de Lars Von Trier dans son approche de la petite et de la grande histoire : provoquer l’empathie pour la petite en soulignant les nœuds visuels de l’affect, mais ne jamais se départir du second degré, d’une forme de conscience lucide dans l’appréhension de l’image, lorsque l’on aborde l’Histoire, la grande. Ce cynisme revendiqué et contenu dans le balancement entre un premier et un second plan démesurés, se lit au niveau du récit dans la dénonciation des alliances d’intérêts entre Eglise, armée et industrie autant que du silence qu’achètent les anciens nazis aux juifs, et dans ces enfants déjà loups-garous. Lars Von Trier paraît ainsi désirer, avant tout, se départir d’un certain manichéisme de convenance dans l’approche de l’Histoire, en gommant, notamment, la frontière temporelle entre un avant et un après, signalant par là le danger qui consiste à lire l’histoire derrière une vitre, comme si tout ce qu’elle contenait était parfaitement révolu… Inscrivant Europa à l’encontre du florilège de littérature et de films, de réflexions philosophiques et politiques consacrées à cette période, et qui se prolongent à l’heure actuelle dans des téléfilms, Lars Von Trier choisit la figure du loup-garou, allégorie de l’ouvrier du totalitarisme – ici le nazi - autant que de son prolongement, le terroriste, pour universaliser son propos et le rendre atemporel. D’ailleurs, même la compagnie de trains Zentropa contient, dans son fonctionnement et dans la terreur que la hiérarchie imprime sur Léo, un peu du fonctionnement d’un régime totalitaire – tout en rappelant Brazil (T. Gilliam).
Hypnose utopique
Europa, non-lieu historique (le paysage de l’Allemagne qui y est proposé présente plus de symptômes de déconstruction que de reconstruction), et géographique (cette même Allemagne est en outre morcelée et rendue artificielle par les frontières redessinées par les Alliés au lendemain de la guerre), ressemble à s’y méprendre à une utopie telle qu’en écrivaient Thomas More, Marivaux ou Voltaire : étymologiquement synonyme d’un lieu qui n’existe pas, nulle part, l’utopie a en outre ceci de commun avec Europa qu’elle s’attache par définition à dessiner les contours d’un monde meilleur, d’une société humaine idéale. Une forme d’impasse conceptuelle, donc source de cynisme, que Gilles Visy nomme « outre-monde », à savoir un autre monde, d’outre-tombe - situé dans un passé révolu et hanté. Cette impression de non-lieu est renforcée techniquement par un décor projeté sur un écran translucide derrière les acteurs, appuyant la sensation d’irréalité et la perte de repères par la confusion provoquée entre fantasme et réalité.
Lars Von Trier n’a jamais caché sa fascination pour le phénomène de l’hypnose : il semble pourtant avec Europa que l’utilisation des techniques offertes par la discipline soit plus que jamais assumée et développée. Avec cette œuvre, le réalisateur danois paraît poser les bases de la technique particulière d’hypnose dont son propre cinéma a accouché, l’hypnovision. A partir de la confusion spatio-temporelle introduite dès les premières images, la voix-off sombre et rocailleuse plongeant progressivement dans un voyage à travers l’espace – l’Allemagne, et le temps – un flash-back en quelque sorte primitif plantant l’action dans l’Allemagne d’après-guerre, Europa se prolonge au fil d’un montage hypnotique, fonctionnant par glissements sensoriels. Par une forme d’hallucination perpétuelle, le spectateur est emporté par le cours du récit jusqu’à en oublier les scènes précédentes, et ne plus même pouvoir se situer dans l’espace représenté par le décor. On passe d’une intrigue à une autre, d’un lieu et d’une ambiance à une autre confusément, dans un mouvement discret de caméra : l’action, et donc l’attention du regard, sont souvent noyées dans le discours permanent, qu’il s’agisse de celui des personnages ou de la voix off. D’une manière générale, les lois de vraisemblance sont presque toutes bafouées, autant dans le récit que dans l’image.
Ainsi Europa, à la manière d’un rêve, fait travailler à la fois fantasmes du subconscient et lucidité rationnelle, reproduisant le mouvement de la mécanique du sommeil, sans cesse brisé par les chutes effectuées par l’esprit d’un rêve à l’autre, et la cruelle désillusion que cet enchaînement chaotique contient. À l’instar de l’écriture automatique pratiquée par les surréalistes ou des collages de Prévert, Europa ressemble parfois à une juxtaposition hasardeuse d’éléments de diverses inspirations, et dépareillés. Le sentiment de surprise, d’insécurité face à l’image est quasi perpétuel, et le film se rapproche souvent de l’absurde.
Certaines séquences confinent même franchement au burlesque : ainsi de la fin du film, où Léo, pris entre le le kidnapping de Katarina et l’examen de contrôleur de wagons-lits, rappelle par sa course effrénée et angoissée à travers le train celle de Buster Keaton dans le Mécano de la Général…
Surtout, si la stylistique d’Europa permet, on l’a vu, d’initier le regard et de le guider à travers l’image, l’hypnovision, en modifiant l’état de conscience, permet de convoquer de nombreuses références enfouies dans la mémoire visuelle et affective de chacun, et au film d’absorber différents styles, de confronter discours et pensées afin d’ouvrir, encore, à davantage de pistes de lecture. Entre les clairs-obscurs expressionnistes, les tonalités orwelliennes, le néo-réalisme du Rossellini d’Europe 51 et le portrait d’une Allemagne rongée par son passé dressé par Les Damnés de Visconti, Europa avance au gré d’une voie de chemin de fer sans horizon, entre passé et présent, figures du Bien et du Mal, conscient et subconscient. Contenant sa propre définition dans un style polymorphe aussi bien que dans la volonté de se dégager de tout système de valeurs identifiable, cette œuvre semble bel et bien préfigurer un regard nouveau, absolument décomplexé.
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